Sublimant la réalité des troupeaux, Emmanuel Gras fabrique un univers parallèle. Une vache urine, une autre met bas. Bienvenue dans un monde où tout est égal. La vie, la mort, la pluie, le soleil. Tout arrive et rien ne se passe. On est entre Beckett et Jurassic Park. Les vaches sont comme d’immenses animaux sauvages, des monstres, et l’on entend leurs cris tels qu’ils ont été samplés et réutilisés pour les sons de dinosaure des films de Spielberg. Elles cessent d’être ces gros animaux placides et comestibles, et redeviennent d’immenses bêtes dans des plaines désertes. Une bâche vient, poussée par le vent, comme un événement immense, rompre la monotonie. La bâche et les vaches, même plénitude, même calme. Comme chez Beckett, les métaphores arrivent de manière accidentelle : une vache essaie de brouter le soleil. Aspiration à l’infini de ces animaux que l’on s’imagine calmes et idiots. Arrive un enfant. L’enfant et la vache, ces deux-là vont ensemble, on les retrouve dans Nana, rencontre de l’admiration et de la peur (awe) devant la nature nourricière – ce qui manque à ceux qui la détruisent. Le film d’Emmanuel Gras est cependant plus qu’un film engagé. Le réalisateur n’est pas « contre » quoi que ce soit. Pas végétarien ou quoi que ce soit – le réalisateur le dit lui-même, il mange de la viande. Ce qui l’intéresse, c’est le rapport de l’homme à l’animal sauvage et domestique. Ce qui l’intéresse, c’est enfin la quête de la perfection de la représentation de cet animal. En cela, son œil égale celui de ces réalisateurs anglais financés par la BBC pour aller filmer la savane. Le montage révèle une chorégraphie parfaite des animaux dans le carré du pré, dans celui du cadre. Ses gros plans myopes sur le mufle, le pelage, les yeux écarquillés des animaux qui broutent, réactivent cet émerveillement perdu devant l’origine du monde, et l’origine de la viande.