spip_tete

Cannes a vu cette année deux films de la crise. D’un côté, Cosmopolis et sa vision hallucinée d’un capitalisme devenu tellement virtuel qu’il a fait du monde un écran sans dehors. De l’autre, Le Grand Soir et son lyrisme champêtre des supermarchés, sa poétique de la grisaille empruntée aux hymnes anarchisants de Renoir, Clair ou Carné. Grands pourfendeurs devant l’éternel du politiquement correct, nouveaux chantres de la route, Kervern et Delépine s’inscrivent explicitement dans cette tradition : même goût des déclassés, même haine du bourgeois moral et malhonnête. A l’opposition chair/plastique qui travaillait Cosmopolis succède ici celle, plus classique, du bitume et des champs, de la pathologie conformiste et de l’ivresse libertaire. C’est la crise, les normes sautent, la colère gronde mais la révolte achoppe sur la marche du monde. Le film tient en cette morale assénée à grands coups. Le reste est farcissure comique qui se voudrait art critique.

Benoît, alias Not, est un vieux punk à chien. Son frère Jean-Pierre vend des matelas et y croit. Kervern et Delépine prennent soin de ne pas faire jouer la vérité contre le mensonge, mais de comparer deux types de folie. L’une douce et chaotique, à base de bières et de fuck, l’autre violente et schizophrénique, nourrie de pression et de frustration. Aucune n’est glorieuse, les deux plongent dans la misère du gris sur gris. D’où la poétique affichée : comment colorier le monde des humbles et humiliés ? Premier pas : sortir de la norme. Jean-Pierre n’a d’abord que ce mot à la bouche. Mais il lâche, pète, veut se cramer – allusion facile aux récurrentes immolations de ces derniers temps. Son frère l’initie, façon indienne, aux mystères de la vie libre. Deuxième étape : la cuite, qui permet de larguer les amarres. Longues scènes de déambulations éthyliques, délires logorrhéiques et échappées bucoliques. Moyen de montrer, en retour, l’appareil de sécurité qui entoure et enserre notre monde à grands renforts de caméra de surveillance – c’est, là encore, la discrète part critique du film, le rappel éloquent que le conformisme ne serait pas s’il n’était pas doublé de dispositifs de contrôle. Troisième et dernière phase, une fois la libération acquise : la révolte. Là commence la réflexion politique : quel canal pour la colère ? Louise Michel posait déjà la question : comment se venger des patrons ? Yolande Moreau et Bouli Lanners finissaient par trucider de grands capitalistes véreux, mais c’était pour signifier, en creux, que là n’est pas la solution, qu’il est impossible de trouver un responsable au grand carnage des temps modernes, et que la violence est vaine. Reste le symbole qui affirme la puissance de négation. Poelvoorde et Dupontel s’enfoncent dans cette voie délaissée par leurs prédécesseurs. Ils choisissent la révolution du signe, le détournement des armes du Capital. Arrachant aux panneaux des grandes surfaces quelques lettres choisies, ils marquent le rond-point local d’un grand « We are not dead » puis reprennent la route. Manière d’illustrer doublement une morale de l’échec – les anarchistes sont sublimes parce que toujours crucifiés – et du grand refus – les anarchistes sont des anges de pureté. Rien à faire sinon marquer discrètement le monde du signe de sa négation, lancer ça et là quelques étincelles jusqu’à ce que d’autres reprennent le flambeau.

Inutile de préciser que le film reprend ce discours à son compte. Il voudrait introduire une discordance dans la grande chaîne de la production capitaliste. Résister se réduit à exister. Bien sûr, il le fait sans prétention : comme ses héros, il est pauvre et misérable, n’a que la dérision pour lui, l’humour comme politesse du désespoir. Il voudrait faire réfléchir quand même, mais pas trop, signaler quelques abus et souligner quelques dangers. Mais en évitant toute lourdeur : en bons voltairiens post-modernes, Kervern et Delépine luttent avant tout contre l’esprit de pesanteur. C’est ce à quoi se résume le conformisme dépeint ici : une vie sans joie, la résignation comme suicide quotidien – les parents l’expliquent à la fin, ils sont fiers de la dérive de leurs deux fils parce qu’eux, malgré leur stabilité, s’emmerdent à fond. Au gris de la vie rangée s’oppose l’arc-en-ciel du punk.

D’où la prétention d’un « film punk ». On attend d’une telle étiquette une déconstruction des formes dominantes, l’invention d’une syntaxe visuelle où le refus est autre chose qu’un simple marqueur discursif. Faux espoir. Punk ne désigne ici rien d’autre qu’un humour ravageur, facile et viril. On rigole bien, c’est vrai, bien souvent malgré nous d’ailleurs. Quand les deux frères bourrés font la tournée des magasins pour trouver un emploi, gueulant et s’embrassant furieusement ; scène identique à la tournée du facteur dans Bienvenue chez les ch’tis. Quand Poelvoorde se produit en spectacle devant des badauds sans s’en rendre compte ; vieux truc du voyeur invisible. Quand Dupontel libéré traverse jardins et cloisons privés en hurlant son bonheur ; même scène chez les Inconnus. Il y a bien quelques tentatives d’humour différent : un dialogue fait de variations homophoniques autour du « ça va » ; l’humour noir d’un paysan choisissant un suicide furieux plutôt qu’une mort glauque. Mais, dans l’ensemble, on n’est pas loin des blagues grivoises, faites de ressentiment plus que de colère, qui forment l’essentiel des vieilles comédies poujadistes à la française. Elles aussi rient des patrons et proclament la gloire des gens simples et vrais, ne trouvant leur pâte comique que dans une typologie sociale caricaturale. Solidarité du punk et de l’épicier. La critique ne va pas plus loin que le ridicule vengeur, n’en déplaisent aux deux réalisateurs qui crient sans cesse haut et fort que leur art n’est pas que parodique. Ce qui est vrai : il est aussi pathétique.

par Gabriel Bortzmeyer
samedi 9 juin 2012

Accueil > actualités > critique > À la petite semaine