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INTERVENTION #22

Comédie et désastre (Whit Stillman)

« J’ai de l’amour pour ceux qui déclinent et du plaisir à leur déclin. »
Bertolt Brecht, vers 1920

Lorsqu’on apprend que Fred, sous les traits sémillants d’Adam Brody, planche sur une thèse qui a pour thème « le Déclin de la décadence », les pendules de Damsels in Distress, le quatrième film en vingt-deux ans de Whit Stillman, se remettent à l’heure. À l’heure de quoi ? Peut-être à cette heure étrange, qui survient de jour comme de nuit, où la soif des origines laisse la place à la faim des fins. Pas la fin de l’Histoire ou autre gadget postmoderne, mais cette énigme ronde de l’instant suprême où le mouvement de la vie efface le moment précédent sans que le suivant n’ait déjà pris corps. Quand, comme l’écrit Camoens dans un sonnet, « a matéria simples busca a Forma » (« la simple matière cherche la Forme »). On pourrait dire que cette recherche, cette tentative naïve et obstinée d’incarnation fonde tout le cinéma de Stillman, depuis son premier film, Metropolitan (1990). Stillman n’est pas bon pour l’époque, car ses quatre longs métrages échappent au poison du superlatif, quoique on puisse craindre qu’ils ne soient arraisonnés à leur tour. Il n’empêche qu’ils possèdent tous un vice pas forcément caché qui les rend perméables et généreux, comme tout ce qui, fragile, est en train de s’accomplir. Constructions hasardeuses, découpage approximatif, montage qui recolle gentiment les morceaux, rien de bien croustillant à mettre sous la dent cinéphile tout-terrain. Stillman fait confiance aux acteurs, il fait confiance à lui-même, à ses dialogues cinglants, à sa langue, en quelque sorte, avec ses hardiesses et ses défauts de prononciation. Il y a chez Stillman quelque chose de Richard Quine : même goût pour le paradoxe, même amour pour les femmes-tortues qui bravent les hommes-lièvres, même s’il arrive à ceux-ci de vouloir quitter à tout prix leur condition sexuelle. Comme Fred, nostalgique du temps où l’intime n’avait pas encore envahi la rue. Il eût été volontiers homosexuel, dit-il, mais comme tout est permis… D’où sa confiance profonde dans l’étirement du temps, de celui-là même qui garde en mémoire un peu de grandeur.

Une fois qu’on a compris ce basculement, il faut retourner en arrière, dans le film, et se rappeler l’un des premiers travellings qui marche à reculons devant les quatre roommates du campus. Comme dans Les Trois Mousquetaires, c’est la quatrième, nouvelle-venue, qui vient assurer le déséquilibre nécessaire à cette histoire plus d’épée que de cape, même si c’est la cape qui gagne à la fin, celle, illusoirement protectrice, de l’amour. Athos, Portos et Aramis s’appellent ici Violet, Rose et Heather, d’Artagnan — Lily. Cette dernière (Analeigh Tipton) a une drôle de tête, une drôle de ride courbe au-dessus de la lèvre supérieure, et un caractère plus drôle encore, mais rien à voir avec le Gascon, la comparaison s’arrête là. Les trois premières, de la cellule de base, en quelque sorte, ont littéralement mis le grappin sur la quatrième. Elles l’ont repérée dans le lot des bleues comme étant potentiellement fragile. Il faut dire que leur activité principale, sur le campus, n’est pas de faire des études, mais de diriger un Club de prévention du suicide, qu’elles animent avec tout le sérieux nécessaire, des donuts en guise de sponsors et une thérapie parfaitement adaptée selon elles : les claquettes. Freak Astaire et son interprète Nick Blaemire, eux, y croient dur comme fer ; le film aussi, du reste, qui s’amuse joliment à fracasser sur place toute tentative d’imitation professionnelle. Whit Stillman aime regarder les gens danser, pas faire de la danse. Les animatrices de ce curieux manège n’ont aucunement l’intention de laisser passer le moment si important où la personnalité est encore à l’image du corps, tout en cartilages. Ce qui veut dire, en fin de compte, qu’elles ne négligent pas tant que ça leurs études : elles savent déjà que ça revient au même.

Esprit de corps

Mais revenons à ce travelling. Il se situe au début du film, après un Gaudeamus Igitur en attaque du générique, rapidement battu par un slow alerte, joie universitaire métamorphosée en joie artificielle, la joie de savoir en joie d’ignorer (l’une à la suite de l’autre, l’une avec l’autre, sans hiérarchie, l’un des motifs du film), et la prise en main de Lily par le trio de tête, dont Violet (Greta Gerwig) se détache presque naturellement, prête, elle aussi, à concilier sa place de vedette avec son ambition d’être humain véritable. On connaît l’actrice, comme une petite sœur de Chloé Sevigny avec un zeste de Judy Holliday : voyez sa démarche, unique, tantôt placide, le bras ballant, tantôt trottinant, les paumes en avant ; elle a de l’avenir, mais s’en méfie. Donc : toutes les quatre marchent le long de la colonnade néoclassique de l’université, un plan ni plus ni moins intéressant que dans n’importe quelle série estudiantine actuelle, et, d’ailleurs, une figure obligée du cinéma de Stillman, tourné entièrement vers la découverte de ce qui fait et défait un groupe. Rien ne vaut mieux, pour voir comment chacun marche dans la combine que de courir à petits pas devant tout ce joli monde, sans regarder en arrière ce que le joli monde regarde en avant.

Mais ici, peut-être pour la première fois, ce travelling à reculons s’aventure plus loin. Soudain, le quatuor traverse les rayons d’un soleil d’après-midi, les cheveux des filles s’irisent aussitôt d’un contre-jour surnaturel, première initiation qui scelle la naissance du collectif, de ce nouveau parti de conversation perpétuelle. Cependant, comme pris de frayeur, le ciseau de Stillman coupe net, pour laisser place à un champ-contrechamp en mouvement, assez anecdotique et qui s’oublie aussitôt qu’un groupe de garçon provoque chez le trio historique une réaction codifiée par elles-mêmes dans leur nomenclature existentielle sous l’expression « choc nasal ». Enfin, c’est surtout Rose (Megalyn Echikunwoke) qui est la princesse en titre de ce syndrome — à elles les effets, aux autres l’explication des causes. C’est ainsi qu’elles se répartissent la tâche au sein de leur université pragmatique ; d’un côté l’expérience, de l’autre sa formalisation. Lorsque, plus tard, on retrouve ce travelling, tourné exactement dans les mêmes conditions et d’après la même loi d’irisation, mais beaucoup plus long, s’égarant même dans la campus non sans déraison, on en comprend la nécessité fondatrice (le quatuor est alors un quintette provisoire).
Difficile de dire de quoi il s’agit, dans Damsels in Distress. De rien, peut-être. En tout cas, de rien de tangible. Seul compte le sens olfactif (sentir, et donc, aussi entendre). Impossible à filmer, comme le toucher. Le récit est forcé de se frayer d’autres voies pour susciter chez le spectateur une sensation similaire. Les acteurs sont là pour ça, et ceux-ci sont précisément à l’exacte limite où ils ne sont plus des apprentis mais pas encore des comédiens, Greta Gerwig y compris, peut-être forcée, placée comme elle est en première ligne, de ne pas se détacher trop ostensiblement de ses troupes. Leurs gestes sont simples : elles se bouchent le nez, mi-dégoûtées, mi-amusées, et le tour est joué. Difficile de construire une intrigue là-dessus, et d’ailleurs, il n’y a pas d’intrigue. Tant mieux : « L’intrigue, c’est ce qui vous empêche d’être intrigué. », disait Jean-Claude Biette.

Essayons ceci : un groupe de jeunes étudiantes bavardes, animatrices zélées du Centre de prévention du suicide, tentent de comprendre et de sauver un monde qui leur ressemble, subissent l’échec inévitable de la vérité du désespoir et du chagrin, grands effaceurs de rhétorique, pour commencer une nouvelle vie en veillant à ce que ce vieux monde respire de temps à autre en elles comme une « force du passé ». Il y aura des confidences, de la confiance, des trahisons, de la désillusion, des garçons stupides ou généreux, ce qui n’est pas incompatible, des larmes, de la solitude. Rien qui soit vraiment nouveau, d’un monde à l’autre, que le passage, aussitôt anéanti par la puissance du présent. Elles sont quatre : Violet, Rose, Heather (Carrie MacLemore) et Lily. Leurs « distress », comme le dit le générique, également : Frank, le petit ami de Violet (Ryan Metcalf), Xavier, le futur de Lily (Hugo Becker), Thorn, dédié à Heather (Billy Magnussen) et Fred, le théseux du déclin de la décadence, troublant à la fois Lily et Violet.

Damsels in Distress est une comédie d’apprentissage, et l’espèce est ici importante. Dans le panier aimablement transmis par les élisabéthains aux fabricants hollywoodiens de la première comme de la deuxième heure, les produits étaient frais et bien étiquetés. Et Stillman, comme ses prédécesseurs, sait faire la différence entre la comédie de situation, la comédie des humeurs et la comédie romanesque. Il sait aussi que, au cinéma, la comédie est impure. Et que l’équilibre des forces en présence est aussi important que les forces elles-mêmes.

Impur pour impur, Stillman instille dans ses comédies exclusivement américaines une touche cinglée de prose britannique, qui rend le théâtre moins violent, quoique plus amer. Il y avait quelque chose de cet ordre dans certains films de James Ivory, cinéaste que seule la feuille de cigarette du trouble narratif sépare parfois de l’académisme (l’apparence comme sujet réel, et vice-versa). Le romancier E. M. Forster était cette feuille de cigarette, même pour Esclaves de New York (James Ivory, 1989), qui n’avait rien à voir avec Forster (c’était un scénario de Tama Janowitz, romancière américaine, d’après ses propres nouvelles). Le premier film de Stillman, Metropolitan, devait, en sous-main, presque tout à Evelyn Waugh (dont le nom est prononcé et écrit au tableau dans Damsels), et en particulier au plus beau, au plus drôle et au plus triste des romans de l’écrivain anglais, Vile Bodies, qui décrivait avec une crudité lucide et un grotesque imparable la fin des illusions d’une classe que la guerre à venir allait égaliser dans la terre des cimetières militaires.

Moins profond que Forster, moins exigeant et peut-être moins humain, Waugh avait néanmoins compris le vertige qui pouvait saisir la jeunesse consciente soudain que son monde s’étiolait inexorablement, alors qu’elle n’était qu’au début de sa connaissance. C’est ce qui préoccupe Fred en premier lieu, et pour saisir un instant de ce qui fuit, il s’est installé à la fac, comme l’éternel étudiant tchékhovien (en plus souriant, car il aura au moins lu Oscar Wilde) en s’inventant une deuxième identité pour payer à boire aux jolies filles dans les cafés. Inscrit en fac de pédagogie depuis huit ans, Fred se donne les moyens de peaufiner sa thèse en prolongeant ainsi son propre déclin, fréquente un cours de littérature gay, et répond au prénom de Charlie ; Charlie, lui, met sa cravate de Fred et fait les yeux doux à Lily. Ou à Violet. Qui flaire l’embrouille et prend Fred sur le fait de Charlie, en plein amphi. Elle-même n’est pas non plus sans ombre et une rime est presque aussitôt trouvée au dédoublement de Fred/Charlie : Violet s’appelle en réalité Emily Tweeter, nom peu flatteur évoquant quelque pépiement aigu, voire pire, et source de malentendus navrants.

Etude des clichés

N’exagérons pas non plus : les choses et les mots, chez Stillman, ne dépassent jamais le seuil mélodramatique et se gardent au-deçà de ce qui serait une imposture de tragédie. D’ailleurs, c’est moins à la Règle du jeu qu’il faut penser ici qu’à La Grande illusion, précisément parce qu’il y avait encore, dans ce film de Renoir (sinon chez les deux Mohicans, Rauffenstein, Boeldieu), des illusions. L’affiche du film règne, presque grossièrement, dans la chambre de Xavier, le petit ami frenchie de Lily. Xavier est évidemment cinéphile, il adore Truffaut et ses Baisers volés (que Stillman a glissé dans la liste des « dix meilleurs films de tous les temps », pour la revue Sight & Sound), et se fait rembarrer dès que Lily découvre qu’il mange des artichauts : « It’s weird ! » De plus Xavier est un prénom bizarre, ce qui donne lieu à une scène de pur exercice oratoire où les filles se demandent si la consonne initiale est un « z » ou un « x » et en discutent les mérites respectifs. Surtout Heather, véritable reine de la digression, qui nous rappelle en permanence les origines plutôt soap 80 de l’écriture stillmanienne (dans la lignée de Cukor). Le sort de Xavier est scellé dès que ces mousquetaires du langage, une fois les clichés et lieux communs de l’étudiant français (Truffaut, Gabin, artichauts) bien compris et aspirés, identifient la faille, contenue dans le prénom même du garçon, qui en fait un être ambigu, ni tout à fait chèvre, ni tout à fit chou. Ajoutez à cela sa théorie fumeuse de cathare sodomite qu’il expose à Lucy en guise de préliminaire et vous comprendrez l’étendue de cette « distress »-là.
Ainsi va la comédie d’apprentissage : des apprenties, sages mais délurées, dont la souplesse physique de l’esprit et du corps est en contradiction permanente avec la raideur des convictions et des préjugés que la jeunesse exige comme protection minimale. Ne pas renoncer à sa jeunesse, y compris à cette raideur, est peut-être le seul programme existentiel qui tienne et, même si Violet, Lucy, Heather et Rose n’en sont pas encore là, on peut leur faire confiance. Elles ne dépensent pas leur énergie en vain, comme tant de personnages qui s’usent aussitôt qu’ils sont joués dans les séries devenues artistes presque du jour au lendemain, et les actrices qui les incarnent, venant pour la plupart de la télévision, ne rencontreraient probablement aucun écho chez Stillman si elles s’essayaient au self-consciousness dramaturgique. Chacune éprouve son personnage différemment : Lily se fait le portrait d’un merle blanc, indépendant et volontiers bigame ; Heather et Rose, la reine de la digression et la princesse du choc nasal, ne sortent que rarement du rôle de la copine hollywoodienne discrète mais qui n’en pense pas moins ; Violet, elle, assume la part de sacrifice que se doit tout chef de bande (c’est ainsi qu’elle apparaît, nettement, dans les premiers plans du film) en prenant sur elle la gestion délicate de ces lieux communs et ces clichés, possibles clefs des portes du réel. C’est même le programme que Violet a élaboré pour leurs « études » : apprendre le monde à travers la part de vérité qu’il laisse se dévoiler dans les clichés, aimer des garçons inférieurs pour les parfaire et les développer et rejeter les gens « cools », car ils sont « inhumains ».

Ces théories peuvent sembler simpliste à tous ceux qui cherchent à tout prix à se montrer originaux : les plus beaux, les plus laids, les plus malins, les plus stupides possibles. Ce sont les nombreux nerds, godiches, geeks, bombes, jerks, masculins ou féminins qui peuplent nombre de comédies, ni romantiques ni romanesques, dont le scénario ne prend en compte que les types, à l’exclusion des caractères ; point besoin, donc, de mise en scène qui ne ferait, en s’exhibant, que diminuer leur incontestable efficacité. Ces types, assemblés à la fabrique Judd Apatow par ses équipiers et lui-même, pointent très justement notre envie de se sentir exceptionnel et c’est pour cela, en général, qu’ils commencent dans une mauvaise posture. Je crois que le premier réalisateur de talent à avoir compris cette contradiction est Blake Edwards, qui, en se débarrassant peu à peu de l’héritage lubitschien, a su filmer chez ses acteurs ce qu’ils pouvaient refermer de pur burlesque (Wilder l’avait compris encore plus tôt, mais n’a pas fait le même usage de ces constatations), ce que Lubitsch n’aurait jamais accepté.

La langue commune des illusions

Whit Stillman n’oublie rien, ni les désillusions élégantes de Lubitsch et de sa descendance-décadence (Wilder, Sturges, Quine, Edwards), ni les joutes hawksiennes et maccarèsques, ni les quelques fulgurances cukoriennes ni, plus près encore, la manière gracieuse d’un John Hughes. Mais son monde, entièrement occupé par le spectacle de sa propre disparition, et aspirant à trouver une forme possible à cette disparition, cherche à l’anoblir par tous les moyens. J’ai déjà évoqué Quine mais également Cukor. Stillman, comme son aîné, n’est aucunement plasticien, et son découpage n’est pas particulièrement inventif ; juste frappé au coin du bon sens, celui du montage, où l’on assemble les rythmes sans forcément se préoccuper d’une ligne de force qui traverserait le film. Cukor savait parler à ses acteurs (ou ne pas leur parler, ce qui revient au même) et leur laissait cette part de liberté illusoire qui permet au jeu de virer de bord : il suffit de se rappeler Joan Crawford dans Susan and God ou Lana Turner dans A Life of Her Own pour voir ce qu’une actrice est capable d’inventer comme mise en scène. De même, les personnages de Stillman, sont si bien écrits-décrits que le travail commun du réalisateur et de l’acteur se résume, si l’on peut dire, à parcourir avec confiance la distance qui sépare l’un de l’autre. Aux acteurs l’espace et le temps, au cinéaste, la part de silence nécessaire (le tempo). Ce n’est pas simple, malgré les apparences, comme le montre le personnage de Frank, que Ryan Metcalf tire trop du côté de la parodie, et sans que ni lui, ni son metteur en scène ne choisissent réellement le champ exact de sa tessiture.

Mais, à la différence de Cukor, s’en tenant généralement à un point de vue neutre, on sent que le film de Stillman (et son auteur avec, peut-être) penchent davantage du côté de Fred et de Lily, que de celui de Violet. Avec l’avantage non négligeable de donner ainsi à Greta Gerwig la possibilité de parcourir un chemin difficile, en contradiction même avec le film qui sans elle s’enfoncerait doucement dans le coton morphiné de la déchéance, toujours agréable à regarder.

D’où cette ambition de Violet, a priori contradictoire, à la normalité, menacée en permanence par la difficulté qui consiste à concilier cette volonté avec le danger quasi tragique de la velléité toujours démentie. Il faut encore acquérir ce talent, peu ordinaire, lui, de saisir dans le monde commun un son que vous seul saurez reconnaître parmi les autres. C’est ce qui arrive à Violet. La défaite amoureuse, dont elle est obligée de faire l’expérience, est pour ainsi dire banale : son fiancé Franck la trompe avec Priss (Caitlin Fitzgerald), l’étudiante déprimée qui racontait ses malheurs sentimentaux sur fond de Casta Diva (ce qui aurait mis la puce à une oreille moins naïve que celle de Violet — quant au spectateur, il sait enfin à quoi il a affaire : une vraie soap-opérette). Cette expérience, malgré sa forme commune, n’en est pas moins, pour Violet, un moment extraordinaire et met, en tant que tel, sa vie en danger. Tentée un temps par la figure gothique du suicide dans un motel, Violet retourne à la vie, plus ordinaire qu’elle ne l’était, une fois l’expérience transformée en ce qu’elle ne saisissait qu’en imagination ou en bribes de langage : le savoir. Et sa transformation sera si radicale que même Lily, son opposante au sein de la comédie, et au service de celle-ci, abdique tout à la fin : je veux faire partie de l’ensemble. Et seule la langue, capable de nommer les choses pour les détruire, est en mesure de trouver à chacun le secret individuel qui permet d’être personne au milieu de tout le monde. Cette langue est commune dès qu’on fait quelque chose ensemble : sa première manifestation explicite est la danse, et ce n’est pas un hasard si les films de Stillman s’invitent dans des groupes tendus vers une même nostalgie du futur, ce monde qui inventerait n’importe quel prétexte pour mourir le plus tard possible. A la fin des Derniers Jours du disco, les gens s’agitent sur les quais du métro et dans les rames, Damsels in Distress s’achève, après une promenade nonchalamment dansée sur Things Are Looking Up de Gershwin, comme un dû payé au film quasi homonyme de Stevens, par la mise en orbite d’une toute nouvelle danse inventée par Violet : la « Sambola ».

J’ai mentionné tout à l’heure la conversation, et c’est la deuxième manifestation de la langue commune. L’université, un lieu pourtant relativement sanctuarisé, représente pour ces quatre jeunes filles l’espace idéal où entreprendre, quitte à les rater, les expériences de pure existence. La vie matérielle étant, pour le moment, mise entre parenthèses, l’esprit ne peut pas se nourrir exclusivement de savoir universitaire ; il doit aussi donner de lui-même, de son corps, a-t-on envie de dire. Nous sommes là pour apprendre, alors apprenons, car avant d’apprendre nous ne savons rien, telle est leur déclaration des droits des assoiffés insatiables.
Il y a un personnage étonnant, un gentil garçon qui porte le nom menaçant de Thor, le dieu scandinave du tonnerre, qui annonce fièrement qu’il ne sait rien. L’enfant Ernesto n’arrive pas à la cheville de ce gaillard-là. Il n’est ni daltonien, ni aphasique, ne présente aucun signe de trouble cognitif, mais lève les bras en souriant l’air désolé et déclare presque fièrement que s’il ne distingue pas les couleurs (ni signifié, ni signifiant), la faculté se chargera de lui enseigner le nécessaire, puisqu’il est là pour ça. Thor est heureux de vivre dans cette confusion, et ce chaos mystérieux ne l’effraie pas car il croit en la connaissance, à son inéluctabilité, et donc à la possibilité de prolonger l’état comateux dans lequel il se trouve. L’ignorance est une drogue, la seule dont on puisse réellement décrocher. Violet l’a compris et, grandie par l’épreuve du savoir, elle s’apprête, telle une héroïne cukorienne, à fouler les planches du théâtre social où il faudra feindre d’avoir tout oublié et éprouver sans cesse sa sincérité. Elle se souviendra alors de Fred, de sa thèse, de sa double identité et comprendra peut-être que ce jeu baroque d’un « éternel étudiant » était une façon plutôt humaine de s’accommoder de son propre déclin.

par Pierre Léon
mercredi 3 octobre 2012

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