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Dans la brume  de Sergei Loznitsa

Vision limitée

6.7

Biélorussie, 1942 : trois personnages marchent ensemble dans la forêt. Deux résistants à l’occupation nazie, Burov et Voitik, amènent un troisième homme, Sushenya, résistant lui aussi, mais soupçonné d’avoir trahi ses camarades. Trois flashes back concernant chacun des protagonistes révèlent l’innocence de Sushenya et les ambiguïtés morales de Burov et Voitik.

D’entrée de jeu, le regard envahit le théâtre des opérations, qui apparaîtra ensuite comme celui d’exécutions sommaires. Les hiérarchies au sein du village, les positions respectives de chacun des acteurs, les échanges de regards, tout est saisi en deux minutes, depuis le dos d’un homme bientôt exécuté par les autorités nazies. La victime courbe l’échine, n’ose presque pas lever les yeux, et nous ne voyons que la fragile audace d’un regard furtif jeté tantôt à droite, tantôt à gauche. Pourtant, chacun de ces coups d’œil en croise d’autres : la mise en scène tisse un réseau de dénis et d’accusations, de violences et de secours que rien ne vient ensuite dénouer ni déployer. Le film se limite à regarder, observer, suspecter. Tout jugement reste hors champ.

La scène d’ouverture, tournée en plan séquence, étonne par sa complexité. Le reste du film est à l’inverse engoncé, pris en otage par son scénario, malgré les efforts de Loznitsa pour fabriquer une narration éclatée qui n’aura pour effet que de nous montrer ce qu’elle a d’incommode. Le cinéaste élabore une scène théâtrale inversée, que l’on regarderait depuis son centre plutôt que depuis ses marges. La mise en scène introduit deux points de vue en un : la position unique et obligée du prisonnier que nous suivons, donc de la victime, et celle du spectateur, qui scrute dans le détail chaque attitude suspecte.

Il ne s’agit donc pas seulement d’un point de vue de victime, mais aussi de spectateur placé dans une position à la fois inconfortable et ambiguë. Dans le dos du condamné, nous observons une scène à laquelle nous sommes fondamentalement étrangers. Toute explication nous a été épargnée : les insignes, casquettes et uniformes suffisent. L’écueil devient évident, et Loznitsa tombe dedans. Son film ne sort jamais de l’impasse qu’il a lui-même dessinée : dès lors que nous sommes dans une position médiane, entre le bourreau nazi et sa victime biélorusse, le chemin est étroit. Plus exactement, il est unique, et ne fait que reproduire le schéma linéaire de la première séquence, sans le dispositif qui en faisait l’intérêt. Pouvoir occuper une position aussi centrale tout en refusant une posture victimaire ou cynique était un luxe que Loznitsa ne peut déjà plus offrir au bout de dix minutes de film.

Dans la brume sombre en exacerbant la subjectivité de chacun de ses personnages, qui tour à tour prend en charge sa rétrospection et a droit à son plan-séquence. Loznitsa se lance dans un second film qui cherche à faire justice aux victimes de tous bords (Burov et Voitik face à l’occupation nazie, Sushenya face aux accusations hâtives de ses compatriotes) en leur déléguant un point de vue qu’il ne veut pas assumer. Le récit ploie sous de lourds flashes back qui entravent les allures radicales du début.

Il n’était pourtant pas question de choisir son camp, ni d’occuper un juste milieu. Néanmoins, la dilution du parti pris initial ne laisse pas d’interroger et Dans la brume flirte parfois avec la voie empruntée il y a peu par Cristian Mungiu dans Au-delà des collines. Alors qu’on parle de résistance (à l’oppression religieuse chez Mungiu ; au nazisme chez Loznitsa), le film s’avère lâche, mais aussi sans perspective. Il refuse de faire de l’image un espace qui résiste à la marche systématique de l’histoire, dont les formes embrassaient clairement chez le cinéaste roumain celles de la procession religieuse. Ici, ce systématisme est englobé dans un déterminisme qui fait de chaque destinée individuelle, retracée dans les flashes back, l’alpha et l’oméga de la mise en scène. Loznitsa, comme Mungiu, préfère écraser les scènes qu’il dessine de l’empreinte d’un style qui épouse l’objet même qu’il prétend dénoncer. Mungiu avait eu l’audace de terminer son film sur l’image d’un corps qui se dressait, enfin, face à l’atmosphère oppressante du couvent. Loznitsa, lui, nous laisse, au détour de son dernier plan, littéralement, dans le flou.

par Aleksander Jousselin
lundi 18 février 2013

Titre : Dans la brume
Auteur : Sergei Loznitsa
Nation : Allemagne - Lettonie - Pays-Bas - Russie
Annee : 2012

Avec : Vladimir Svirskiy (Sushenya) ; Vladislav Abashin (Burov) ; Sergeï Kolesov (Voitik) ; Vlad Ivanov (Le Commandant en chef) ; Julia Peresild (Anelya) ; Nikita Peremotovs (Grisha) ; Kirill Petrov (Koroban) ; Dmitrijs Kolosovs (Mishuk).

Scénario : Sergei Loznitsa, d’après l’oeuvre de Vasili Bykov.

Durée : 2h10min.

Sortie : 30 janvier 2013.

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