INDE. Votre premier court s’appelait Des tortues sous la pluie. Il y avait vraiment des tortues dedans ?
DENIS CÔTE. Non. Et dans mon prochain film, qui s’appelle Vic et Flo ont vu un ours, il n’y a pas d’ours. Sur l’affiche de Curling, on voit un tigre, mais il n’y a qu’une seule scène avec un tigre. Il y a toujours cette espèce de symbolique animale qui revient. On ne veut pas appuyer sur les symboles mais la façon la plus simple d’en créer, c’est quand même d’utiliser des animaux.
INDE. Dans Bestiaire, les animaux ne sont pas des symboles.
DC. Non, parce que je n’aime pas beaucoup ça, le symbolisme, les métaphores. Bestiaire est un film cru, brutal... in your face, comme on dit. J’espère que le film fabrique du hors-champ, une mythologie dans la tête du spectateur. C’est tout simple : on regarde une girafe deux minutes, est-ce qu’il se passe quelque chose dans la tête du spectateur ? Cela fait un an que je me promène avec le film, et c’est fou. Y en a pour qui il ne se passe rien du tout. « Je regarde une girafe, j’en ai rien à foutre. » Y en a d’autres, c’est : « aaaah, merci de dénoncer la cruauté envers les animaux… »
INDE. Alors que ce n’est pas ce qui vous intéresse.
DC. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la pluralité des réactions. Ça me fascine. Aujourd’hui, je le dis sans me cacher : quelqu’un qui s’est fait chier, j’aime bien discuter avec lui. Je veux savoir.
« Pourquoi, Monsieur, vous êtes-vous fait chier ? Ça ne vous fait rien ? »
« Non. »
Bon. Ok. Là, je découvre que c’est quelqu’un qui n’a pas de rapport avec les animaux. Les animaux ne l’interpellent pas du tout. Mais ça va même plus loin. Ce quelqu’un a payé de l’argent pour s’asseoir pendant deux minutes devant un buffle qui le regarde, et pour lui c’est une perte de temps. Il se sent supérieur par rapport à l’animal.
« Je vais quand même pas payer 10 dollars pour me faire regarder par un animal ».
C’est fou, c’est étrange. Une fois un type m’a pris à parti à la fin d’une séance.
« C’est vous qui avez fait ce film-là ? »
« Oui. »
« Mais c’est rien. »
« Rien du tout ? »
« C’est rien du tout, c’est pas un film. »
« Il faut savoir ce que vous avez comme définition d’un film. »
« Joue pas au malin. Tu le sais que c’est rien. C’est un diaporama. Moi je lisais des bonnes critiques dans les sections cinéma, je viens ici, 11 dollars, on me présente un diaporama. »
Là, j’ai arrêté la discussion. Mais je trouve ça fascinant, quand même.
INDE. Il se serait sans doute autant ennuyé devant une girafe dans un zoo.
DC. Il y a aussi les gens qui disent, « après avoir vu votre film, j’irai plus jamais dans un zoo ». C’est tout aussi con. Après le tournage, ce qui m’a le plus intéressé, c’est la façon dont les gens se sont projetés dedans. A Sundance, une femme m’a dit que mon film n’était pas sur les animaux mais sur la place du spectateur au cinéma. Tout de suite après, une femme vient me voir :
« Monsieur, j’ai vécu votre film comme un film d’horreur ».
Le désir de fiction que j’ai mis dans le film – qui est très, très, très traficoté, avec des ambiances sonores recréées – a payé à la fin. Ce n’est pas un documentaire.
INDE. Vous l’aviez en tête dès le début, ce désir de fiction ?
DC. Au tout début, je voulais réparer l’erreur de Carcasses [2009]. C’était passé à la Quinzaine. On suivait un vieux monsieur qui collectionne de la ferraille. J’avais décidé de le suivre en plan fixe. J’étais fasciné par l’idée du documentaire en plan fixe. Aujourd’hui encore, c’est un peu mon film préféré. Mais j’avais fait une gaffe : j’avais essayé de raconter une histoire. Donc je voulais réparer cette gaffe-là. Faire un film sans le désir de raconter une histoire. Ce ne serait peut-être pas du cinéma. Ce ne serait pas du documentaire non plus, parce que ce serait trafiqué. Je voulais faire un film dont on ne pourrait même pas dire que c’était un docu-fiction. Qui n’irait peut-être même pas sur un écran de cinéma, qui serait peut-être une installation dans un musée. Voilà comment ça a commencé. Ensuite, dans Curling, j’avais tourné une scène avec un tigre. Le zoo qui m’avait prêté le tigre – celui de Bestiaire – m’a dit :
« Tu reviens quand tu veux »
« Ah oui ? »
« Le zoo est à toi si tu veux ».
Tant mieux, c’est un lieu incroyablement cinématographique. Problème : je ne suis pas un amoureux des animaux. Je ne me présenterai pas au zoo avec une volonté de polémique. Je ne ferai pas un documentaire informatif. Je n’ai pas envie d’interviewer des gardiens de zoo. Je rejetais toutes sortes de trucs. Je m’apprêtais à faire un film en rejetant des trucs. Et ce que je rejetais le plus, c’était l’anthropomorphisme. Il n’y a pas que Disney qui anthropomorphise : même les documentaires le font, jusqu’à certains films d’auteurs, comme Nenette. Nicolas Philibert ne voulait pas faire d’anthropomorphisme mais il finit par en faire, puisqu’il fait parler la conscience du singe. Je me suis dit, il faut que je réagisse à ça. Il faut que je sache ce que c’est de filmer un animal pour ce qu’il est. Sans rien y projeter. C’est presque impossible, mais essayons. Le filmer pour ce qu’il est. Un animal. Qui bave. Un animal qui s’ennuie. Est-ce qu’on peut ? Evidemment, ça devient un film d’observation à la James Benning. Problème : ma pire hantise, c’est ennuyer le spectateur. Je n’étais pas sur le bon terrain, là. J’ai dit, les mecs – on était trois – on se promène d’une cage à l’autre, on n’intellectualise rien, posez-moi pas de questions. J’avais un petit gars avec moi de 24 ans, il était tout nerveux de faire un film avec moi – il me faisait les cadres, que j’ajustais ensuite.
INDE. Qu’est-ce que vous ajustiez exactement ? Est-ce qu’il intellectualisait trop ?
DC. Écoute, c’était tellement simple.
« Filme une girafe. Je veux un cadre fixe. Je veux le plus beau cadre rigoureux possible. Tu me mets toujours les choses au centre. »
Je revenais, je resserrais le cadre ou pas, quand le cadre était très fragmenté on réfléchissait au détail… Et on n’échangeait rien. On se faisait chier ! Honnêtement, on se faisait chier, dans le zoo ! C’était animal par animal… Avec des commentaires sur chaque animal. J’ai dit,
« Les mecs, on ne se pose pas de questions. On écrira le film au montage. »
Je voulais filmer les énergies entre les humains et les animaux. Avec la vie des animaux au zoo, la mort, la résurrection – la taxidermie – puis y aurait la représentation, avec les étudiants qui dessinent les animaux.
INDE. Les étudiants qui dessinent n’étaient pas là au début ?
DC.Non, c’était à la fin. Et là, ça devenait très cérébral. Et long. C’était comme de dire : « vous voyez ce que vous venez de voir ? Voici maintenant le chapitre final. » Je voulais aussi aller tourner dans un laboratoire où il faisaient des autopsies sur des animaux. Beaucoup trop gore ! Insupportable. Ils m’ont dit,
« Tu peux regarder mais : un, on risque de ne pas te donner la permission ; deux, c’est trop dégueu. »
INDE. Alors ?
DC. Le mec me dit :
« Regarde bien. »
Un homme entre, il pose douze cochonnets sur une table. Je demande qui c’est, je demande ce qu’il va faire.
« Tu veux filmer sans le son, sans commentaire, sans rien, sans contexte ? Eh ben regarde. Même moi, je sais pas ce qu’il va faire ».
Le mec ne s’occupe pas de nous, il siffle. Il sort douze cochonnets sur une table, il leur ouvre à tous la tête, et il leur sort le cerveau, aux douze. Puis le mec prend les douze cochonnets, les met dans une chaudière, s’en va avec ses bouts de cerveau. Plus tard, on lui demande ce qu’il avait fait.
« Il faut que je fasse des tests pour un éleveur ; il se demande s’il y a une maladie neurologique sur sa ferme ».
On m’avait mis en contexte. Je me suis demandé si je pourrais filmer ça sans contexte. Mon guide m’a dit,
« Tu filmerais ça, des cochonnets qui se font décapiter, sans contexte ? Si t’es patient, on peut t’amener une vache, on te l’amène, on l’ouvre, tout va tomber par terre. Tu vas filmer ça ? ».
Là, une fille est arrivée avec un raton laveur. Elle lui a cassé le cou, elle lui a sorti un truc de la gorge, puis elle l’a lancé dans une poubelle.
INDE. Et visuellement, qu’est-ce que ça donnait ?
DC. On ne filmait pas, on se préparait. Finalement la fille nous a dit qu’elle faisait des tests de rage sur des animaux, pour le gouvernement. Des tests nécessaires ! Impossible de filmer tout ça. Je ne voulais pas faire un film choc.
INDE. Dans Bestiaire, il y a pourtant plusieurs scènes pathétiques. Je pense à celle du lion qui tambourine contre sa porte.
DC. Mais c’est pas… C’est pas disgrâcieux. Entre un lion qui frappe contre une porte et un raton laveur qui se fait enlever des morceaux de gorge en gros plan, le premier ça va, le deuxième demande une mise en contexte, et la position morale du réalisateur a besoin d’être expliquée un peu.
INDE. Revenons-en aux intentions de départ.
DC. Oui. J’avais dit à mes amis, « on va se faire chier, quand même, hein ! » Mais je m’étais dit, on verra au montage. On récrira tout au montage. Pour moi c’était « Bestiaire ». Un livre d’images du Moyen Age, où les gens dessinaient les animaux pour se souvenir de quoi ils ont l’air, et puis ils ajoutaient une morale de vie. Bon, je ne voulais pas de la morale de vie, mais je voulais que le film fonctionne comme un livre d’images, comme si un enfant de six ans tournait les pages d’un livre. Ça, c’est pas une histoire, c’est rien. Est-ce que ça se peut ? Est-ce que c’est un film ? On avait 3000 dollars entre nous. On n’avait pas de souci de performance, on ne devait rien à personne. Bon, après le Fresnoy est arrivé, j’ai reçu une bourse, ça a monté le budget à 50 000 dollars.
INDE. Cela a-t-il changé des choses ?
DC. En post prod, c’est tout. La position esthétique n’a pas changé, on avait juste des salaires un peu plus confortables. Et là on arrive au montage, avec de la matière abstraite uniquement. Image, son. Des « beaux » plans. Bon. Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas intellectualiser beaucoup. Alors pourquoi ce plan-là ferait trois minutes ? Pourquoi celui-là ferait quinze secondes ?
INDE. Bonne question.
DC. Là, ça devient de la sculpture. Il n’y a pas de solution. Est-ce qu’il y a des plans, pour toi, qu’il aurait fallu couper plus tôt ?
INDE. Je ne sais pas. Est-ce que vous coupiez en fonction de ce qui se passait à l’image, ou du son ?
DC. Il y a un exercice qu’on a fait – qu’on ne peut pas faire dans le cinéma de fiction – qui m’a fasciné. Le monteur ne parle pas beaucoup. C’est pas un mec qui intellectualise beaucoup. Tu vois, sur mon dernier film, Vic et Flo ont vu un ours, on a fait venir Fabrice Rouaud, le monteur de Bonello. Il est venu passer un week-end à Montréal, pour venir voir mon travail. Pendant tout le week-end, il a parlé. Je lui avais dit,
« Pourquoi tu m’évites ? Fais le Français. Mets des mots »
Tu vois, on ne s’exprime pas très bien. On fait les choses. Alors que les Français ont le discours qui vient avec. Ils mettent des mots sur la création. J’ai dit,
« Fabrice, je veux que tu sois Français. Je veux que tu viennes me mettre des mots. Tu m’as dit que L’Apollonide avait pris sept mois de montage. C’est un film tout en horizontal, avec plusieurs personnages, t’as dû travailler avec des structures. »
« Oui. »
« Viens, je te montre un montage, puis tu me démolis le film, puis on t’écoute. »
Il a parlé pendant trois jours, avec un tableau. Puis quand il est reparti, on a pris en considération la moitié de ses conseils. Mais, pour Bestiaire, il n’était pas là. Donc avec Nicolas, à un moment donné, il y a le plan avec les chevaux miniatures au début du film : trois minutes cinquante. Ça ne bouge pas beaucoup. Le plan durait une quinzaine de minutes. J’ai dit à Nicolas :
« Tu regardes ce plan-là et quand t’as l’impression qu’il n’y a plus rien à voir dans le plan, dis-moi : coupe. »
On était deux, là, bien concentrés. Je lui ai dit :
« À toi. »
Il a dit :
« Coupe. »
Dix minutes plus tard, je l’ai fait. Finalement on avait 12 secondes de décalage. Je ne peux pas dire quoi, mais il y a un moment où il n’y a plus rien à regarder, où plus rien ne se passe dans ce plan-là.
INDE. Le début était pré-défini ?
DC. Le début, c’était le plus beau cadre possible, avec le cheval en plein centre. Je n’ai pas de mots plus intelligents pour toi mais, tant que c’était « intéressant », on ne coupait pas. Et finalement le plan fait 3 minutes 50. C’est aussi le plan où on passe un contrat avec le spectateur. Il est à peu près à la quatrième minute du film. Et c’est là que le spectateur comprend dans quoi il est embarqué. Après, il s’agit d’énergies. Il faut trouver la fonction hypnotique du film. On sait qu’on est dans du cinéma contemplatif, ce truc qui existe depuis le début des années 2000, avec les films de Jia Zhang-Ke. Ils ont peut-être vieilli, je sais pas. Mais quand on ne fait que de la contemplation, on ne peut pas se complaire. Bestiaire aurait pu durer 4 heures. Ce serait devenu une sorte d’expérience, tu vois… Bestiaire fait 72 minutes. Pourquoi ? C’est que j’ai peur d’ennuyer le spectateur. C’est ma pire hantise. Avec un film comme ça, il n’y a que de la sculpture image et son. Avec, des fois, des bonbons pour le spectateur. Les autruches, le petit chimpanzé… Des petits bonbons, ici et là. On pensait aux gens qui allaient s’endormir et on les ramenait dans le film en claquant une porte. Ca n’a rien à voir avec la narration, la psychologie.
INDE. Il y a une petite structure narrative : le film commence en hiver, finit en été.
DC. Il en faut une, quand même. J’ai pris les saisons. J’aurais pu être un peu plus zen, représenter la vie et la mort, avec la taxidermie. Mais je ne voulais pas faire une boucle. Alors j’ai mis les taxidermistes au centre. C’est un peu brutal, mais j’aime bien ce pilier un peu informatif. Tu regardes les animaux tranquillement, et puis soudain tu te retrouves avec des informations : comment on empaille les animaux. C’est une façon de brasser des énergies pour garder le spectateur dans le film. C’est pour ça, pas que je trouve le film si fascinant que ça, mais je veux comprendre pourquoi les gens peuvent s’ennuyer du début à la fin. « Ca vous a fait chier tout du long, monsieur ? » En même temps, je ne veux pas les juger, je veux les rejoindre. Je veux avoir tout le monde ! Mon monteur me dit :
« Tu sais, j’ai regardé le film avec mon chat. Quand y avait des animaux, il était attentif ; quand y avait des humains, il perdait intérêt. »
Des amis l’ont montré à des enfants aussi. Tout ce que je veux, c’est que le film trouve sa fonction hypnotique.
INDE. Quel travail a été effectué sur le son, au juste ?
DC. Là, il y a un désir de fiction. Tu as déjà entendu des tonnes de réalisateurs dire que le documentaire n’existe pas. Eh ben, je suis d’accord. Tous les réalisateurs tirent des ficelles, même James Benning. Bestiaire est un film de fiction. Même pas un docu-fiction. Et mon désir de fiction il fallait bien que je le passe quelque part. Il fallait provoquer du hors-champ, là ! Et il est tout entier passé par le son. Alors j’ai dit à mon monteur son :
« Je veux qu’il y ait une menace qui plane sur le zoo. »
« Pourquoi ? »
« Il n’y a pas de pourquoi. Il y a un désir de fiction. Fais-moi sentir que quelque chose peut arriver à tout moment. »
« Une invasion extraterrestre ? »
« Oui. »
« Une explosion atomique ? »
« Oui. »
Et puis il faut avouer aussi qu’au départ – ça vient de me revenir – j’avais des scènes de fiction en tête. Il y avait un gardien de zoo, un acteur, qui se promenait d’un animal à l’autre, et à côté du chameau il trouvait une immense flaque de sang. Et je voulais l’intégrer à la structure, pour que ça contribue au mystère du film. Finalement j’ai abandonné la piste. Quand j’étais jeune je regardais des tonnes de films d’horreur. Tout ça est resté dans mon ADN, de chercher à créer des menaces dans mes films.
INDE – Mais le côté gore a disparu. Il n’y a plus de sang du tout.
DC. Non, il n’y a plus rien. Et dans mes autres films non plus. Je ne m’abandonnerai jamais à un vrai film d’horreur de série B ! Mais j’aime bien les trucs hybrides. J’ai un film fétiche, c’est Les yeux sans visage, de Georges Franju.
INDE Oui. 1959.
DC. C’est une vieille série B sur un docteur qui greffe de la peau sur le visage d’une jeune femme, mélange de film d’horreur et de film poétique. Il ne s’abandonne pas complètement à l’horreur. J’aime assez. Curling c’était pareil : une petite fille de douze ans est élevée par son père, puis elle trouve huit cadavres dans la neige, et elle n’en parle jamais à son père. C’est son secret. Dans Bestiaire, il y avait cette même volonté de fiction. On filmait les animaux dans le silence complet. Quand tu entends des portes claquer partout, là, tout, absolument tout est faux. Le lion et le tigre tapaient, oui, mais pas parce qu’ils en avaient marre et qu’ils voulaient sortir de leur cage – tu vois, là on plante des trucs dans l’esprit du spectateur : ils tapaient parce qu’on promenait de la viande devant leur cage. Ça les excitait ! Il y a même des filles qui sont venues me voir à Sundance :
« T’es vraiment un menteur. »
« Ah, mais pourquoi ? »
« Parce qu’on sait voir nos animaux, nous. »
« Mais qu’est-ce que vous voulez dire ? »
« Le tigre, sa façon de bouger ses moustaches, son regard ? On sait que c’est le tigre le plus heureux du monde. »
« Ah, vous voyez ça ? »
« Oui. Il est complètement excité parce qu’il vous voit pour la première fois. Il est super heureux. »
Les tigres, c’est comme les chats. Les lions c’est autre chose, mais le tigre c’est vraiment un minou. Et il est tellement heureux, il bouge ses moustaches. Dans le film, on l’entend souffler : ça veut dire bonjour. C’est un son qu’on n’a pas rajouté. Il nous dit bonjour, il aimerait se faire flatter. Mais je fais comme s’il était enragé, comme s’il voulait sortir de la cage, et là je tire les ficelles, là je glisse mon désir de fiction – et ça me va parfaitement. Ça me fait plaisir de te dire que je fais des mensonges. Certains spectateurs aimeraient que j’aie filmé la réalité. Mais je n’ai aucun problème avec le fait de faire mentir le réel.
INDE. La menace rajoutée correspondait-elle quand même à un sentiment que tu as ressenti en visitant le zoo ?
DC. Ah… Non.
INDE. On pense quand même à un camp de concentration. Les murs blancs, les cages…
DC. Je l’ai lu souvent. Mais j’ai pas le choix ! Je ne peux pas dire que c’est accidentel. Un zoo est un lieu hautement cinématographique. J’en sais pas plus. On arrive, on ne trouve que des enclos minuscules de trois mètres carrés, avec une girafe dedans… Alors, comme je ne me présente pas comme quelqu’un qui veut sauver la vie des girafes, je me renseigne :
« Ah, ok. Et elle reste là combien de temps, dans cette cage ? »
« Ben, pendant la fermeture du zoo, tout l’hiver. »
« Ah ouais, vous la renvoyez pas dans le parc ? »
« Non, non, on la garde là, on s’en occupe. »
« Mais la girafe elle bouge pas de son enclos, là ? »
« Ben non. Vous saviez pas ? Une girafe, ça dort debout. »
« Ah bon, ok. C’est cool. »
Et puis les gens sont adorables ! Ils adorent les animaux. Il n’y a pas de cruauté dans le zoo ! Donc là t’es confronté à une girafe, toute seule, dans un enclos, tu sais qu’elle est là cinq mois, et tu dois résister à projeter en elle de la tristesse. Mais tu peux résister ! Qui te dit que la girafe est triste ? Qui te le confirme ? Bon, la majorité des spectateurs pense que c’est la chose la plus cruelle au monde. Moi j’aime bien me retenir, et puis j’attends, et puis le mec des éléphants me dit :
« T’en connais beaucoup toi, des éléphants qui ont quatre soigneurs, 24h/24, avec un régime parfait ? T’en connais des éléphants comme ça, dans la jungle ? »
C’est une drôle de réponse mais, c’est pas faux. J’ai vu ce que mangeaient les chimpanzés : les fruits, les légumes les plus frais possibles, c’est incroyable ! Ah ouais, ils vivent dans leur cage, mais… Il y a toujours cette espèce de « mais ».
INDE. Le chimpanzé du film a quand même les yeux sacrément tristes.
DC Oui, lui il a son histoire à lui. Il a une histoire. Il s’appelle Wasabi, c’est un petit macaque. Il a été élevé par un humain parce qu’il s’était retrouvé ostracisé de son groupe. Après avoir été élevé, il a été remis avec un groupe de macaques. Et il ne reconnaît pas les autres comme étant de son espèce. Il est très seul, et il n’a aucune envie d’être ami avec ces animaux-là, qu’il ne reconnaît pas. Il ne réagit qu’à la présence des humains, donc il est toujours dans son coin, rejeté par les autres. Sa mère le défend mais il reste caché dans un coin, avec une peluche. Tu ne peux pas ne pas filmer ça !! Les gens me disent,
« Cette grue avec une aile, c’est terrible, c’est triste ! »
« Ah oui ?! Et si moi je vous parle et qu’il me manque un doigt, vous trouvez ça triste ? »
C’est fou ce que les gens projettent. Pour moi, il n’y a pas de tristesse, il n’y a pas de cruauté, il n’y a qu’un état.
INDE. Bestiaire a quand même reçu un prix à Yale, dans le cadre d’un festival écolo. Le film a été récupéré.
DC. Probablement ! Bon, je n’y étais pas. Certaines personnes n’aiment pas ça quand j’arrive après le film pour dire que je ne suis pas un amoureux des animaux et que je n’ai pas fait ce film-là pour sauver l’humanité. Ils n’aiment pas mon espèce de froideur. L’image, le son, l’expérience esthétique, ils trouvent que je me moque de mon sujet principal qui serait les animaux, qui pour eux sont des animaux maltraités ; alors qu’à moi, l’idée ne me passe pas par la tête. Pour moi, un zoo, ce n’est pas cruel. Ce n’est pas triste. C’est quoi ? C’est des humains qui s’organisent entre eux, qui installent les animaux dans un lieu, et ils demandent de l’argent à d’autres êtres humains pour venir les voir. Eh ben, je trouve ça absurde. C’est un petit cirque absurde. Voilà, ça, c’est ce que je dirais. C’est de l’absurdité. Bien-sûr, le dindon de la farce dans l’histoire, c’est l’homme qui paye pour voir des animaux. Mon jugement, qui n’en est même pas un, qui est plutôt un constat, c’est ça. Mais j’ai mieux à faire que de dénoncer le petit garçon qui vient flatter des petits Bambi, là… Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Le petit Bambi il est bien traité, il est nourri… Bon, il n’est pas dans son habitat naturel, ce qui est dommage. Mais je ne ferai pas un film là-dessus ! Je ne veux pas diaboliser les gens qui se rendent dans les zoos.
INDE. On sent le côté absurde parce que les animaux sont toujours immobiles, qu’ils soient vivants ou morts.
DC. Une des toutes premières réactions que j’ai eues, c’est le CNC canadien qui m’a appelé après la sélection du film à Berlin. La représentante m’a pris la main :
« Ah, félicitations pour le film, vraiment, vraiment, merci, tu sais moi je suis une activiste pour les droits des animaux, ce film-là ça m’a vraiment brassée, ça m’a fait du bien, il faudrait plus de films comme ça. »
C’est la première fois que je me suis dit, ok, y a quelque chose. Dans les interviews, du coup, je le rappelle toujours, je mets un frein :
« Viens pas me parler de dénonciation ! C’est pas moi, c’est pas moi ! Mon film c’est pas un pamphlet, c’est pas un manifeste, là… Moi je vois ça de très loin, sourire en coin, expérience esthétique sonore, avec mes gros mensonges… »
Bon, après il a fallu montrer le film aux gens du zoo.
INDE. Oui. Là, tu t’attendais un peu à avoir des problèmes.
DC. Au départ, ils m’ont fait signer un contrat, avec un avocat, parce qu’ils s’étaient déjà fait avoir. Mais ils m’ont fait confiance parce que le directeur du zoo avait dit aux employés :
« Au Québec y a Denis Arcand, et y a ce mec-là. »
Je me suis dit : oh merde, c’est bien, on va avoir des droits, là. Le type me dit,
« Tu veux te promener partout dans le zoo, tu fais ton film ? »
« Ben oui, s’il vous plaît, si je pouvais… »
« Ouais ouais ouais, quelqu’un va t’accompagner, tu pourras aller dans les cages. Tu fais ce que tu veux. »
Alors je lis les clauses du contrat. Il y avait : « Ne pas attaquer l’image et la mission du zoo ». Je ne savais pas encore ce qu’on allait filmer, mais je pensais que ça devrait aller. « Ne pas filmer d’animaux morts, blessés ou qui se battent entre eux. » Bon. « Ne pas filmer de scènes désagréables ». Je n’aimais pas le mot « désagréable ». J’ai fait mettre « disgracieuses ». Quand le film a été fini, on a invité des membres du zoo. Une fille, qui devait être amoureuse des deux autres garçons avec qui j’avais fait le film, et le type qui s’occupait des éléphants. Ils devaient rapporter ce qu’ils avaient vu au patron. La fille a tout aimé. Et le type me dit :
« Moi je ne regarde jamais de films comme ça, mais y a des gens qui les regardent ? »
« Fais-moi confiance. »
INDE. Tout était prêt ? Le son, tout ça ?
DC. On l’avait déjà un peu bidouillé. L’homme des éléphants a dit :
« Je pense en revanche que la scène avec les zèbres ne passera pas. »
« Mais le zèbre s’est affolé, puis il a foncé dans le mur. »
« Ça passera pas. »
« Écoutez, si y a un problème, faites appeler l’avocat. »
L’avocat m’appelle. Il a appelé trois fois, il voulait « discuter ».
« Ah monsieur Côté, moi, je suis cinéphile, je suis cinéphile. Je regarde votre film, comme cinéphile, j’adore. J’adore ! C’est beau, tout ça. Maintenant, il faut que je pense aux intérêts de mon client.
« Pas de problème. Est-ce que vous avez vu quelque chose de… Litigieux ? »
« Ben vous savez, euh… »
Juste : il cherchait. Il voulait savoir où je me situais. C’était très vaseux, assez fascinant.
_ « Je veux juste m’assurer qu’avec ce film-là, vous ne prêtez pas des armes aux Brigitte Bardot de ce monde.
« Ben, je suis d’accord avec vous, c’est un peu sombre ; mais vous êtes d’accord pour dire que j’ai filmé ce que j’ai vu. »
« Ca va monsieur Côté, pas besoin de m’expliquer ce que c’est qu’un zoo, ça fait 20 ans que je travaille ici. Mais quand vous filmez une file de voitures, avec les zèbres au milieu, vous voulez montrer une image pathétique, avouez-le. On voit huit véhicules, avec deux zèbres au milieu, il se passe rien, c’est pathétique. »
« Ben monsieur, oui. Puis je filme ce que je vois. »
« Sauf que la réalité n’est pas impartiale. Vous faites quand même des choix. Quand le public arrive, à la fin là, c’est pathétique.
« Mais on n’entend jamais personne dire une connerie, je ne filme jamais de visages, on les voit rien faire de con. Pourtant j’en ai entendu sur mes bandes. J’ai entendu une fille dire : « oh, ça, ça ferait un beau manteau. » J’ai choisi de ne pas mettre ces choses-là, parce que je ne veux pas diaboliser pas votre public. »
« Ouais ouais ouais ouais, je comprends… »
Puis il a appelé trois fois, et à la fin :
« Bon on va vous demander d’enlever une scène. Mais ce n’est pas moi qui vais vous demander, c’est un spécialiste qui va vous appeler. »
« Ah bon ? »
Je me dis :
« merde ».
Il dit :
« C’est la mascotte. Ça, ça ne passe pas, monsieur Côté. »
« La mascotte ?!! »
« La fille du patron a fait un stage chez Disney, elle va vous expliquer pourquoi vous ne pouvez pas filmer la mascotte. »
« Ben vous, qu’est-ce que vous savez de ça ? »
« Prenez Mickey Mouse. Avez-vous déjà vu, dans un film ou ailleurs, quelqu’un mettre un costume de Mickey Mouse ? »
« Ben, non. »
« Savez-vous pourquoi vous ne l’avez jamais vu ? »
« Non. »
« Parce que Mickey Mouse, c’est Mickey Mouse, monsieur Côté. C’est pas quelqu’un avec un costume de Mickey Mouse. Quand vous montrez une fille dans la pénombre, enfilant un costume, qu’est-ce que vous faites ? Vous désacralisez l’image du personnage. »
« Mais ça fait partie du film ! On montre les énergies entre humains et animaux, comment on les représente, tout ça. Est-ce que c’est une marque déposée ? Est-ce que j’attaque quelque chose qui appartient au zoo ? »
« Oui et non, mais je vais laisser la personne vous appeler. »
La personne n’a jamais appelé. J’ai attendu, et puis un jour une lettre est arrivée : « Nous vous donnons le feu vert avec votre projet. Merci. » Alors je les ai invités, une quarantaine de personnes rencontrées au zoo. Y en a deux qui sont venues. Sur les 700 personnes de l’avant-première à Montréal, il y avait deux personnes du zoo.
INDE. Ils étaient fâchés ?
DC. Ça ne les intéressait pas. Je leur ai envoyé le DVD, je n’ai jamais eu de retour. Personne n’a dit que j’avais poignardé le zoo dans le dos mais c’est tellement ambigu… L’une des deux personnes m’a dit :
« On voit quand même vos intentions. »
« Ben, y en a tellement pas, on essaie tellement de les cacher dans le film… C’est comme de le donner au public, c’est le public qui décide de ce qu’il voit ».
_« Vous savez ce que le public doit faire de vos images. »
« Ben, si vous n’avez rien à vous reprocher, ça va. »
« On n’a rien à se reprocher ! Mais je le sais, je l’ai vu, vous êtes tous des amoureux des animaux. »
« On peut penser que c’est l’enfer un zèbre dans un enclos 12 par 12 mais, c’est la réalité. »
« C’est la réalité ? »
« J’ai filmé la réalité monsieur, c’est comme ça. »
« Regarde ta scène avec les félins. Je ne suis jamais entré dans la salle avec les félins qui tapaient comme ça. Ça n’est jamais, jamais arrivé. »
« C’est jamais arrivé, ça, monsieur ? »
« Non. »
« Eh ben, dans le film, ça arrive. »
Ça, c’est le point de vue du film. C’est pas un point de vue social. J’essaie pas de dénoncer un truc. Finalement, on s’est compris. Toutes ces discussions-là m’intéressent beaucoup plus que celles que j’aurais avec un film de fiction normal. Vendredi j’arrive à Berlin, mais je préfèrerais parler de Bestiaire. Sur Vic et Flo, on parlera de Romane Bohringer qui livre une performance, dans une histoire avec un début, un milieu et une fin, des dialogues… On va parler de quoi ? « Monsieur vous avez été touché ? Ah vous avez aimé les dialogues ? » Sur Bestiaire on peut aller dans tous les recoins, il y a tellement plus d’interprétations…
INDE. Oh, on se débrouillera pour en parler quand même.
DC. C’est le travail de la critique de prêter des intentions au film. J’ai été moi même critique à une époque. Alors, je ne fais pas comme d’autres cinéastes qui s’insurgent parce qu’on leur prête des intentions.
INDE. Les yeux ont un rôle très important dans le film.
DC. Oui, il est placé tout de suite sur le terrain du regard.
INDE. Les gardiens ont l’air empaillés aussi, ils ont l’œil éteint.
DC. Les humains ne sont pas déshumanisés, mais pas humanisés non plus. En fait, il y a une scène à laquelle je tiens beaucoup, c’est celle de la hyène. Elle résume tout le film. C’est brutal – avec ce gros système de contention des années je-sais-pas-combien en métal, avec un son horrible. C’est brutal, c’est laid, l’animal est piégé. On l’écrase… Mais la hyène a une infection à la vessie et il faut la piquer tous les jours pour traiter son infection. Ces trois humains, ils l’aiment, leur hyène. Mais en même temps, leur système est hyper brutal. C’est ça, un zoo. Je trouve que les deux énergies se rencontrent, et je ne suis pas plus d’un côté que de l’autre. Tout est dans cette scène. Après on lui donne un poussin et c’est tout ce qu’elle mange. Voilà sa récompense pour avoir été dans le système de contention. C’est pas horrible, c’est pas beau : c’est la position ambiguë du film.
Pour en revenir à cette histoire de regard… Je vais dire un truc un peu hippie. Quand tu places ta caméra devant un buffle thaïlandais, il ne bouge pas beaucoup. On m’a dit que c’était l’animal le plus stupide du zoo. Dans le film le plan dure une minute, mais nous on est restés dix minutes en face de lui. Sans faire de bruit. Eh ben, il se passe quelque chose. T’es debout devant un animal qui te regarde. Prends la girafe. Elle te regarde. Tu te souviens alors qu’une girafe, ça dort debout, les yeux ouverts… J’ai pas de mots pour toi. On se regarde seulement. Un animal, un humain. Ça a l’air primitif. Mais à Berlin, le buffle qui regardait direct dans la caméra, sur l’écran géant ça faisait quelque chose, crois-moi. Il y avait un spectateur devant moi, il ne savait pas que j’étais là, il s’est mis à bouger pendant le film. Et puis il se retourne. Il me regarde, puis il regarde toutes les têtes dans la salle. Je me suis dit, c’est fascinant. L’action se passe dans la salle. Il voulait savoir si les gens dormaient, comment ils réagissaient. C’est ce que disait cette femme à Sundance : Bestiaire parle de la place du spectateur au cinéma. C’était le plus beau compliment possible. C’est un film sur un public qui regarde un film. C’est un film de cinéma, de langage. Alors, est-ce que les animaux sont accessoires dedans ? Ce serait prétentieux de dire oui… Mais ce n’est pas faux.
Propos recueillis à Paris, le 6 février 2013.