12 years a slave, écrit en 1853, est le récit de première main du kidnapping d’un Noir libre, et du temps qu’il servit dans une plantation de coton infernale en Louisiane. Adapté au cinéma en 2014 par Steve « hors de cause » McQueen, c’est un film étranglé par son pathos au bout de quelques minutes et tentant de ne pas en crever pendant deux heures. Coulées de violons, blessures hyperréalistes, sanglots hors-champ : la vulgarité de 12 years a slave, package pour Oscars (9 nominations), peut cependant cacher quelque chose. On aimerait le croire, et trouver des raisons d’apprécier le film qui seraient à la fois plus complexes et plus intéressantes que celles de le rejeter. Des bonnes raisons, s’entend - il ne faut pas compter sur nous pour saluer jeu d’acteur et devoir de mémoire, qui ne sont que la perception positive du même pathos repoussant ; le jeu de mots débile en une de 20 minutes (« Un film coup de fouet ») prouvant à quel point le film manque sa cible, même chez ceux qui prétendent l’avoir ainsi aimé/compris.
Avant d’essayer de voir au-delà des apparences, précisons desquelles il s’agit. Celles d’un film complaisant vis-à-vis de la douleur d’abord, dans la lignée des derniers Mel Gibson, La Passion du Christ et Apocalypto, dont on retrouve ici l’interminable scène de flagellation et le côté survival. Le film peut se regarder comme l’un de ces torture-porn dans lesquels les héros doivent souffrir le plus possible avant d’en réchapper ; les sept Saw, les deux Descent, etc., à ceci près qu’ici un carton en exergue « Tiré d’une histoire vraie » promet au spectateur des frissons décuplés. Le film d’horreur complexé est d’ailleurs un sous-genre dans lequel Brad Pitt, crédité comme co-producteur et tenant le rôle d’un abolitionniste, se spécialise cette année : son World War Z représentait déjà cet été le massacre d’êtres humains dans un entre-deux spectaculaire qui le laissait hésitant entre le blockbuster et la tragédie mondiale.
12 years a slave part du même principe. D’un côté, la Tragédie et la Honte, de l’autre, le grand spectacle : inserts sur des ciels, des arbres et des couchants sublimes, musique de Hans Zimmer inscrivant cette fois 12 years dans la lignée d’Inception, dont l’un des thèmes est repris note pour note. Mais tourner un film aussi léché sur un sujet comme l’esclavage demande une estime des plus grosses ficelles du spectacle dont peu de réalisateurs, à l’exception de Spielberg et Tarantino, sont capables de faire preuve. Or McQueen ne fait jamais référence à l’ambiguïté qui résulte de la rencontre entre le désir de choquer et celui de plaire. Ses plans fixes donnent l’impression d’être entré en cachette au vernissage d’une expo photo où de petits cadres blancs protègent les photos en noir et blanc d’un reportage dans la Louisiane esclavagiste, par un photographe qui se tient là-bas, avec le verre de jus de pomme, dites-lui bonjour si vous voulez.
Il faudrait savoir ce à quoi McQueen s’intéresse le plus : l’esclavage, la douleur, ou les performances à Oscars ? Le titre lui-même n’est pas clair : des slaves, il y a, mais où sont passés les years ? Le film semble se dérouler sur une semaine : le visage de l’acteur ne prend pas une ride, aucune ellipse n’est claire et la douleur, n’évoluant jamais, coincée dans un paroxysme quasi-permanent, donne l’impression d’être du coup très ramassée dans le temps. Déjà empêtré dans des flash-back censés accentuer la douleur, le montage ne permet jamais vraiment de prendre la mesure du passage des années. Cela se tient dans la mesure où de toutes façons, aucun esclave ne l’est resté que douze ans ; dès lors, autant donner l’impression d’un temps figé, d’un supplice éternel. Soit, mais cela n’est plus traduit à l’écran que par une succession de déchéances, jusqu’à la salvation qui marque la déchéance ultime, puisque le personnage se retrouve à devoir vivre avec la culpabilité d’avoir survécu et abandonné les autres.
Pourtant la douleur qui importe le plus n’est pas celle des personnages. C’est peut-être celle du spectateur, embrassée par les plans-séquence les plus insoutenables possible. Lorsque Patsey, amie du héros, se fait flageller, la caméra, qui observait le bourreau, panote furtivement sur la victime, pour montrer la peau du dos s’ouvrir grand sous un coup, avant de revenir sur le bourreau. Pourquoi ce mouvement de tête ? Pourquoi avoir voulu regarder le bourreau et la victime, plutôt que d’en choisir un seul ? Et s’il faut absolument voir les deux, pourquoi ne pas s’en être tenu au plan large ? Dans Hunger, un plan repliait sur lui-même ce panoramique reliant le bourreau à la victime : un homme lavait ses mains couvertes de sang, on pensait voir celles la victime ; pour comprendre peu après qu’il sagissait en fait de celles du bourreau, aux phalanges blessées par tous les coups donnés.
Bien-sûr, si un cinéaste trouve le courage de regarder en face un génocide, ce n’est pas pour ne pas mettre en scène ce courage : le panoramique du bourreau à la victime souligne simplement le fait que McQueen choisit de tout voir. Ce faisant, il s’assure aussi que le spectateur est en larmes, comme s’il venait lui-même presser, entre le pouce et l’index, les canaux lacrymaux de son spectateur. Ceci étant dit, même si McQueen s’abandonne au dolorisme facile et troque le long plan de la confession de Hunger contre des champs-contrechamps voués à faire briller ses acteurs, 12 years a slave n’est pas un film de faiseur. Quelque chose est resté sous la couche trop épaisse du vernis hollywoodien.
D’abord, McQueen conclut ici sa trilogie des fluides : pisse/merde dans Hunger, sang/foutral dans Shame, et larmes dans 12 years, où les sanglots sont très longuement écoutés, et même justifiés lors d’une scène où une esclave s’arrête de pleurer pour expliquer qu’elle en a le droit, avant de reprendre. Le plus beau plan tient à un détail, quand le héros retrouve sa fille, la prend dans ses bras et verse une larme sur son dos, et la roue à aubes qui brasse de l’eau, au début, brasse de l’eau salée, une rivière de larmes. McQueen enregistre ainsi l’inanité de ces pleurs et l’impossibilité d’être entendu, comme autant de personnages épouvantés criant sur la jetée de Munch. A la fin de Shame, personne ne vient repêcher Fassbender en larmes dans les fesses d’une prostituée. Ici, un plan du début laisse cruellement sentir l’absence de hors-champ, la fermeture de l’univers. Alors que le héros appelle à l’aide en direction de la caméra, celle-ci s’élève pour filmer, au-dessus de lui, en un travelling désinvolte, la ville en images de synthèse. Le héros appelle à l’aide un œil qui ne l’écoute pas, et préfère s’éloigner pour regarder le soleil couchant. 12 years révèle les raisons pour lesquels un homme accepte de s’avilir plutôt que de se révolter, répondant à la question posée par le personnage de DiCaprio dans Django Unchained : « Pourquoi ne se révoltent-ils pas ? » L’espoir comme outil de la soumission, voilà le dernier raffinement du désespoir ; si le film permet de mettre en scène ce genre de phénomène, il est sans doute plus intéressant que le long showcase outré des acteurs Chiwetel Ejiofor et Lupita Nyong’o.