Platon l’Hébreu
En son cœur, Le procès de Viviane Amsalem est une comédie. La salle de la Quinzaine ne s’y est pas trompée quand le film était à son pic burlesque, alors que les témoins défilent à la barre d’un tribunal rabbinique, défendant très mal qui la cause de la plaignante, qui celle du mis en cause. Viviane Amsalem veut divorcer de son mari, Elisha. Problème, en Israël seuls les unions religieuses sont autorisées, et seul un rabbin peut prononcer un mariage juif, ou le dissoudre. Cette dissolution requiert l’accord du mari (sous la forme d’une lettre de répudiation appelée gett, qui donne son titre original au film), qui peut s’y opposer quel que soit le motif du refus. L’entêtement d’Elisha à ne pas accepter le divorce et à interdire à Viviane de refaire sa vie est le principal déclencheur de la comédie. Le comique de répétition est d’abord narratif : régulièrement, apparaît au bas de l’écran le temps écoulé entre chaque procès, « deux mois », « six mois », « trois jours » ou « un an ».
Le cas des deux époux semble loufoque, extraordinaire. Si l’on en croit les auteurs, il s’agit au contraire d’une situation courante en Israël. D’après un article récent du Canard enchaîné, c’est encore pire au tribunal rabbinique de Paris : pressions psychologiques et physiques, extorsions d’argent, tout est fait pour humilier les femmes et contenter les hommes. La force comique de la situation est néanmoins ce qui motive le film, dont la forme est centrée sur cette situation communautaire et nationale, ne donne aucun élément de contexte, et traite l’ensemble dans un huis clos de deux heures. La comédie produit un double mouvement à partir de la polysémie du mot : elle se nourrit de l’enfermement quasi-carcéral et pathologique des personnages autant qu’elle l’alimente ; c’est à la fois un genre qui fait rire, et une étude très fine de la situation. Autant un film drôle qu’une “comédie humaine”, un roman comique qu’un drame parlant d’acteurs, où l’hébreu, langue sacrée et ici mâtinée de français et d’arabe, est sans cesse abaissé au niveau vulgaire, celui des disputes conjugales, mais aussi celui de la comédie, la divine, celle de Dante.
Le film ne cesse d’osciller entre le haut et le bas, tout en en inversant les coordonnées. Il libère les rires et enferme les communautés dans ce qu’elles ont de pire. Il a aussi ses longs moments de creux, de débats poussifs : l’avocat de Viviane, laïque sinon athée, joue le rôle de l’intellectuel progressiste face aux rabbins et à Elisha, défendu par son frère, pas moins traditionaliste que lui. Si l’hébreu est abaissé à la vulgarité, il retourne immédiatement à Dieu, et chaque scène est montée comme un trampoline : la comédie abat les murs du théâtre pour renforcer ceux du cinéma. La toile ne se laisse guère transpercer ; chaque plan renvoie immédiatement à un autre et, comme dans un puzzle, on recompose l’ensemble assez vite. Tout se dit, rien ne se tait. Il n’est que l’absence de mention de Yahvé pour restaurer la sainteté dans cette ambiance de bordel où Elisha finit presque par accuser Viviane d’adultère.
Les séquences les plus risquées ne sont pourtant pas les plus adroites. Les premiers témoins convoqués à la barre sont des femmes qui parlent en faveur de Viviane : si la cause est bonne, elle est défendue par des cruches. Mais de cette défense systématiquement hystérique et, il faut le reconnaître, hilarante, on peut faire une autre lecture. Elle consiste à dire que Viviane n’a effectivement besoin de personne pour se libérer : d’ailleurs, elle rit de bon cœur quand le vase du comique déborde de connerie bigote. L’émancipation de Viviane s’accomplit parce qu’elle lui accorde un prix. Le marché est là : de la mise en scène (transformer le drame judiciaire en comédie ethnique) contre deux mois d’espoir.
Quand le sérieux reprend la main l’avocat de Viviane, fils d’un grand Rabbin, mais seul homme à refuser le port de la kippa dans la salle d’audience, vient définitivement arbitrer entre les deux lectures, tel un passage du Talmud. Celui de Camel est d’ailleurs le seul personnage du film, hors rabbins, à ne s’exprimer qu’en hébreu. Il veut redonner de la hauteur au débat, se prend pour un Socrate qui fait accoucher l’hypocrisie traditionaliste de ses vérités dérangeantes. Il pousse finalement le bouchon si loin que le socratisme devient le dernier avatar de la grossièreté, le stade suprême de la vulgarité, au bon sens du terme, celle qui fait scandale parce qu’elle ramène les affaires célestes aux banalités terrestres.