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Cannes 2014

Godard+Ferrara. Notes rapides sur le devenir animal

On rentre de Cannes avec deux films. Les deux nous parlent du langage. Ce sont Welcome to New York d’Abel Ferrara et Adieu au Langage de Jean-Luc Godard. L’un était hors du Palais, diffusé à la plage et sur Internet. L’autre était en compétition officielle, mais sortait le jour même à Paris et la semane suivante partout en France. Autant dire qu’on revient avec deux films que l’on aurait pu tranquillement voir à Paris et qui, à Cannes, n’étaient pas des films comme les autres.

Le porc, c’est moi

Le film d’Abel Ferrara n’a pas été vu. Il a été surtout traité comme un film sur l’affaire DSK. C’en est peut-être un aujourd’hui. Et encore, cela ne me semble pas être le sujet central. Dans cinq ou dix ans, on parie qu’il sera seulement un film. Un film comme les autres. Un film de Ferrara. Que dira-t-on alors ? Y verra-t-on l’homme qui, à cause de son addiction, a perdu son humanité ? Que cette addiction soit le sexe n’a pas vraiment d’importance. Ça pourrait être l’héroïne, la cocaïne ou le jeu vidéo. Contre toute attente, le sexe est la seule drogue qu’on voit dans le film – aucune cocaïne ne circule lors des partouzes dont on sait qu’elle est pourtant d’habitude l’invité d’honneur. C’est une manière pour Abel de marquer que le sexe, ici, est une pure métaphore (et de dire, à ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un cœur pour sentir : Devereaux, c’est moi). À travers elle (mais pas à cause d’elle) Devereaux est devenu une bête. Il ne parle pas, il grogne, comme un porc. À partir du moment où il est arrêté, il reprend l’usage de la parole. Commence alors son sevrage et son retour à l’humanité.
Vers la fin du film, sa femme le tire d’affaire. La carrière de Devereaux est désormais finie. Il ne sera pas président. L’impression est alors que ce dernier n’en souffre guère. Et que l’addiction était une manière de fuir un destin qui ne lui convenait pas. Ce devenir animal traduisait une véritable envie de fuir l’Histoire.

Le chien, c’est moi

N’est-ce pas aussi le sujet d’Adieu au Langage ? Devenir animal ? Abandonner l’Histoire pour entrer dans la Nature ? Dans Film Socialisme il y avait encore deux mouvements. Au début : celui naturel de l’eau. Celui de l’eau de mer remuée par l’hélice d’un bateau. Jean Douchet dit dans No comment, le film de Labarthe sur Film Socialisme, que ces deux mouvements structurent le film : la nature d’un côté, l’histoire humaine de l’autre. Voilà la dialectique. On peut y voir aussi les deux pôles du cinéma de Godard (du cinéma tout court) : le pôle de l’écoute du monde d’un côté (le documentaire, Vertov, le plan-séquence) ; le pôle de la maîtrise du monde de l’autre (la fiction, Eisenstein, le montage). Ces deux pôles, que le cinéma de Godard contient de manière immanente, sans que l’un ne puisse jamais dépasser l’autre... Ces deux pôles qui, ensemble constituent le langage du cinéma, sa manière de représenter le monde.

Or, la véritable évolution par rapport à Film Socialisme me semble être l’absence de l’Histoire. Certes, le film commence par une notation historique : 1933 c’est l’invention de la télévision et c’est Hitler au pouvoir. Et une réflexion : Hitler a été battu sur le champ de bataille, mais son héritage politique a gagné dans la télévision.
La clef de cette réflexion énigmatique est abandonnée dans la vidéolettre de Godard adressée au festival pour expliquer son absence. On y voit un troupeau de vaches suivi de la phrase : « sélection naturelle ». Godard blague sur la sélection officielle. Mais ce n’est pas juste ça.
La philosophie de l’hitlérisme s’oppose à la conception matérialiste de l’Histoire. Pour Marx, l’homme est un « être générique ». Il n’a pas de nature naturelle (comme les animaux). Il se spécifie historiquement. Autrement dit : sa nature est déterminée par l’Histoire, les moyens de production, etc... Tandis que les animaux sont des « êtres spécifiques ». Leur destin est inscrit dans leur nature biologique. Ainsi, un moineau sera toujours le même moineau, quel que soit le lieu ou l’époque où il naît, tandis qu’un homme noir peut être président d’un pays ou bien esclave, selon le lieu ou l’époque où il naît.

Hitler, au contraire, pensait que chaque peuple a un destin historique inscrit dans sa race. Il pensait que le devoir historique d’un peuple consiste à accomplir son destin biologique. La télévision, pour Godard, est le lieu où réside cette idéologie hitlérienne. L’endroit où le racisme est devenu la norme. L’endroit où l’on parle ce langage qui remplace l’Histoire par une Nature qui donc prive l’humanité de décider de son propre destin politique et économique.

(Dans les Cahiers époque Mao on disait : 2 devient 1 = dialectique réactionnaire.)

Que faire ? On prend un couple, un chien et une troisième dimension.
Commençons par le couple. C’est, chez Godard, la petite histoire : toujours la même depuis A bout de souffle : un homme, une femme, un appartement, de l’amour, du mépris, un truc assez dégueulasse. Au fur et à mesure, la petite histoire s’assèche : de film en film (du Mépris à Je vous salue Marie, à Nouvelle Vague etc...), elle devient de plus en plus abstraite. Ici, elle se réduit à presque rien. Et donc à presque tout. C’est juste l’image d’un couple, de tout couple de la Bible jusqu’à Murnau. L’histoire de tous les couples de l’Histoire. Mais aussi un couple qui n’est plus rien. Un couple a-historique, naturel : un homme, une femme. La femme est son sexe. La « tâche noire » pour utiliser les mots de La Chambre bleue. Une forêt, pour utilliser les mots de Kawase. Godard rappelle : les Indiens « Chikawahs » disent forêt pour dire monde.
Et l’homme ? L’homme, il chie.
Le mouvement du film est donc celui d’une chute. Chute de l’Histoire dans la Nature. Fin de l’Histoire ?
Plutôt un joyeux retour aux origines. À un cinéma très primitif qui s’amuse à jouer avec le spectateur avec les effets, les escamotages, les surimpressions.

Le problème de Godard n’est pas de faire un film politique. Un autre film. Mais de donner une forme au réel. Adieu au langage se pose une question, ou plutôt, il trouve la réponse : quelle image correspond au devenir animal du monde ?
C’est la troisième dimension.
Pas un écran projeté vers le spectateur, mais deux écrans 3D l’un contre l’autre, un espace qui s’imbrique dans l’image. Comme si l’écran s’épaississait.
C’est plus simple à voir qu’à dire.
Cet épaississement est là pour faire place à un redoublement de l’image.

(Toujours dans les Cahiers époque Mao on disait : 1 devient 2 = dialectique révolutionnaire.)

Reprenons : jadis, il existait deux mouvements. Celui de l’Histoire, celui de la Nature.
Et Godard de les monter ensemble. Photogramme après photogramme.
Mais
qu’arrive-t-il à l’image quand l’Histoire devient une Nature ?
Disons qu’elle reste différente.
Du coup, on se retrouve avec deux Natures. Deux images non identiques.
Adieu au Langage est un film qui redouble tout. Le couple, l’image, les bateaux... D’où une série d’images faux-semblants qui, en surimpression, légèrement décalées, constituent la base de la 3D de Godard. Base instable, puisque les deux images surimprimées peuvent se séparer, pivoter, puis se réunir.
On n’a jamais rien vu de pareil. On entre dans une nouvelle dimension. Dans un nouveau langage.
Où peuvent s’unir le cri d’un enfant
Et l’aboiement d’un chien.

Comme dit la chanson d’Alfredo Bandelli, que Pino Masi chante au début et à la fin d’Adieu au langage :

E’ cominciata di nuovo la caccia alle streghe,
I padroni, il governo, la stampa, la televisione,
In ogni scontento si vede uno sporco Cinese,
Uniamoci tutti a difendere le istituzioni
La violenza la violenza, la violenza, la rivolta …
Chi ha esitato questa volta lotterà con noi domani !
Sempre uniti vinceremo...

par Eugenio Renzi
dimanche 25 mai 2014

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