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Les yeux plus grands que les singes

6.1

Pas évident, de filmer un animal. Filmer une planète d’animaux, encore moins. La moindre coupe est un coup de fouet : elle impose un rythme humain, une intention à l’insaisissable mouvement sauvage. Dans La Planète des Singes : les origines, Rupert Wyatt laissait ainsi sa caméra humblement courir à la suite des primates, sans coupe, en longs travellings, parfois en plans-séquences. Tout était numérique mais on ne pouvait pas se plaindre : les singes bougeaient comme des singes, à un rythme de singes, et leur intelligence se faisait intelligible grâce à leurs mimiques discrètement manipulées, grâce au montage plus qu’à la déformation de leurs expressions animales. On pensait alors à Plague Dogs, ce dessin animé de 1982 dans lequel deux chiens s’évadent d’un laboratoire, à l’instar des singes de Wyatt. Même refus de l’anthropomorphisme : les comportements étaient strictement canins et l’influence de l’homme, de l’animateur, était réduite au minimum. Grâce à la performance capture, cette influence est encore réduite, les animateurs partageant leur création avec les acteurs/imitateurs dont on enregistre les mimiques simiennes. Dans Les Origines toujours, les singes militaient pour la libération de leurs semblables, sous l’égide du chimpanzé César, qui parvenait même à parler. C’est alors que le film s’éloignait de Plague Dogs : soudain, le langage des animaux devenait intelligible aux personnages du film, plus seulement aux spectateurs. Les singes, pour se libérer, en venaient à employer le langage de leurs oppresseurs. Ils leur mettaient ensuite la pâtée sur le pont du Golden Gate, puis faisaient retour dans la forêt, où ils pouvaient se balancer à loisir, loin du bitume, parmi les leurs, en liberté – comme de vrais singes, quoi. Non plus des créations humaines : comme le tyrannosaure de Jurassic Park, comme le tigre de L’Odyssée de Pi, le primate numérique recouvrait sa liberté, cerise sur le gros gâteau de l’illusion qu’un animal créé par l’homme en avait été un vrai, le temps d’un film.

Chez Matt Reeves, les singes se dirigent lentement vers la bipédie, se rapprochant de l’homo erectus, reprenant ainsi au sens premier le mot « rise » du premier épisode, intitulé en véo « Rise of the Planet of the Apes » (« rise » et « erectus » renvoient chacun à l’acte de « se redresser »). Ils écrivent, ils honorent leurs héros. Ils parlent, ils construisent des outils. Voyant cela, un enfant de 10 ans, reconnaissant l’image, dira : c’est un singe. Un ancien ministre aussi, d’ailleurs (http://www.lefigaro.fr/vox/culture/2014/08/07/31006-20140807ARTFIG00002-luc-ferry-non-le-singe-n-est-pas-l-egal-de-l-homme.php). En partie parce qu’il aura appris à reconnaître les singes dans des imagiers, des bandes-dessinées, des documentaires Disney, où ceux-ci sont manipulés, humanisés. En partie aussi parce que les grands singes (« apes ») n’existent presque plus, captivité comprise, et que ce qui fait leur intelligence est devenu un peu flou (peuvent-ils vraiment construire des outils ou non ? On ne sait plus trop). En revanche, un enfant de 10 ans à qui on aura enseigné un minimum de rudiments sur la Préhistoire dira : c’est un homme préhistorique. Il suffit d’observer l’architecture du village des singes, leur structure patriarcale, leurs bijoux : ces singes ne sont plus des singes, ils ont commencé à évoluer. Dans le cadre d’un remake de La Planète des Singes de 1968, comme celui de Tim Burton, sorti en 2001, ce hiatus n’aurait posé aucun problème, et simplement donné un mauvais film. On s’imaginait découvrir des extra-terrestres, pour se rendre compte, ô surprise devenue image d’Epinal, qu’ils étaient terrestres aussi. Paradoxe : alors que les singes ne ressemblent pas à des extra-terrestres, le film faisait imaginer qu’ils en étaient… pour faire semblant d’annoncer qu’ils partageaient notre planète depuis le début. Si la surprise fonctionnait, c’est évidemment que les singes n’en étaient clairement pas, ni au début, ni à la fin, mais apparaissaient bel et bien comme des extra-terrestres, soit une espèce ennemie de l’humanité dans son ensemble, voilà tout.

Le fait que les primates de Matt Reeves soient en fait des hommes préhistoriques n’aurait donc posé aucun problème, n’avait été le discours « animaliste » du premier épisode, réalisé en 2011 par Rupert Wyatt – celui qui, pour une raison encore non-élucidée, n’a pas souhaité réaliser la suite de son film. Ce premier épisode, antérieur à L’Odyssée de Pi, partait du principe que la saga rebootée s’attacherait moins, comme l’originale, à présenter un miroir de l’humanité, qu’à se pencher sur la condition animale de notre époque. Belle promesse. Effectivement, le remake de Tim Burton avait prouvé l’absurdité qu’il pouvait y avoir à se contenter de s’entêter à jouer au carnaval humains/singes qui avait eu tant de succès au tournant des années 70. Dans le film sorti en 2011 il ne s’agissait plus de critiquer l’esclavage et le racisme, comme chez Franklin Schaffner, mais bien le spécisme, cette idéologie consistant à considérer que l’espèce humaine domine les autres, et a donc le droit de les enfermer, d’expérimenter dessus, de les tuer, etc. Pas de surprise alors : on se débarrasse de l’antispéciste Wyatt pour se doter d’un élève poli et moins risqué, capable de servir un produit brillant et un peu plus lisse : Matt Reeves. Virtuose comme le sont souvent les émules de Spielberg, visuellement époustouflant comme le sont souvent les créations du studio d’effets spéciaux de Peter Jackson, bénéficiant d’une 3D en grande forme (moins employée pour creuser l’écran que donner de l’épaisseur aux mains de synthèse constamment tendues vers l’écran), le film de Matt Reeves pose du coup un véritable problème en forme de détournement aérien : il tourne le dos, dès sa première scène, au cap antispéciste donné par le premier épisode. Retour, à la vitesse grand V, vers l’univers de l’original et son imagerie un peu bébête – ah, le singe monté à cheval ! Dans le premier épisode, la cavalerie restait l’apanage des humains, et ce n’était pas une coïncidence.

Chez Matt Reeves les singes, si parfaitement singes aux yeux, ne le sont plus du tout dans l’esprit. Son film raconte avec brio un affrontement entre des primates ayant évolué vers l’homme préhistorique, et des hommes modernes ayant régressé au Moyen Âge (construction d’une forteresse, énergie tirée de la rivière, système féodal avec Gary Oldman en grand seigneur, etc). Il prétend éviter le manichéisme en plaçant des chevaliers blancs et des chevaliers noirs dans les deux camps, mais noirs et blancs sont aussi gentiment caricaturaux que d’habitude, quelle que soit leur apparence. Il se prétend progressiste parce qu’il présente, d’un côté, le spectacle écolo de pseudo-animaux venus venger la nature, mais de l’autre, il cantonne les femmes à des rôles de mère ou d’infirmière (le premier épisode souffrait aussi d’un personnage féminin spectaculairement accessoire). En somme, il capitalise autant que possible sur cette pseudo-parabole de la nature revenue se venger de l’homme mais se métamorphose, aimanté par son cahier des charges de blockbuster martial super-excitant et ultra-spectaculaire, en parabole habituelle des gentils contre les méchants, ronron hollywoodien bien connu. En dehors de tout débat de bioéthique, cela pose un problème de cohérence : la nature n’est absolument pas en train de venger la nature, contrairement à ce que prétend le film de toutes les forces de ses effets spéciaux.

Ainsi les primates dominent-ils d’emblée les animaux, et n’en font plus partie eux-mêmes. Aucun d’entre eux ne finit victime d’un léopard, par exemple, comme au début de 2001 : Odyssée de l’espace, et sa « Dawn of man » à laquelle le titre en véo de ce second épisode fait clairement référence (« Dawn of the Planet of the Apes »). Alors que l’on était en droit d’imaginer que les singes, ayant souffert du spécisme, redeviendraient les frugivores qu’ils sont majoritairement dans la nature, on les découvre aussitôt – première scène, premier plan – chassant une meute de cerfs – soient les premiers vrais animaux à faire leur apparition. Peu après débarque un ours. Bestial, terrifiant : lance dans le dos. Le bête est terrassée, puis laissée là, sans trop d’égards, ni des singes contents de dominer, ni du réalisateur qui n’en a que pour ses primates en images de synthèse. Le second épisode de la saga originale, sorti en 1970, Le secret de la planète des singes, voyait un général gorille se comporter en « sauvage ». Il s’appelait Ursus – preuve supplémentaire qu’ici l’ours de la première séquence vient bien symboliser une sauvagerie négative, opposée à la soi-disant sauvagerie positive des « apes ». Or dans L’Odyssée de Pi, le tigre était sauvé quand bien même il essayait sans cesse de becqueter Pi. Dans Avatar, les Na’vi bleus respectent tout, même ce qu’ils tuent. Les primates de Matt Reeves, eux, se comportent purement et simplement comme des hommes, et pourraient tout aussi bien finir par enfermer des cerfs et des ours dans des laboratoires que cela reviendrait au même. Dans la nature, les chimpanzés sont omnivores ; pas les orangs-outans, ni les gorilles, ni la plupart des singes, strictement herbivores ou frugivores. Le cerf abattu et que l’on voit rôtir à un moment donné, dans un coin de l’écran, sert cependant à nourrir tout le monde : l’humanité est en marche.

La scène de chasse inaugurale pose les bases de la nouvelle civilisation primate, vouée à commettre, à terme, les mêmes erreurs que l’humaine (guerre, esclavagisme, etc). Les primates ont conquis toutes les autres espèces, des plus inoffensives (cerfs) aux plus impressionnantes (ours) ; il ne leur en reste plus qu’une à mater, retranchée dans sa forteresse de San Francisco. Et à la fin, lorsque César choisit de tuer son adversaire-singe Koba, il le fait en rappelant l’un des préceptes inscrits sur les murs de la communauté simienne par le penseur orang-outang, Maurice : APE NOT KILL APE. Le singe ne doit pas tuer le singe. Ce qui fait leur grandeur, c’est qu’ils ne se tuent pas entre eux – ils peuvent donc très bien tuer ceux qui n’appartiennent pas à leur espèce. Cerf, ours… et Koba ? « Koba n’est pas un grand singe », lâche César, avant de le lâcher dans le vide. La chasse est dite. La troisième espèce animale apparaissant dans le film – toujours pas des singes – ce sont bien sûr les chevaux. Dans l’épisode de Rupert Wyatt, on envoyait la cavalerie contre les singes du Golden Gate pour mieux signifier l’opposition entre animaux libres et animaux asservis. On aurait pu dès lors imaginer que, comme dans Avatar encore, par exemple, les cavaliers surgis des bois, avec leur utopie simienne de paix et de tolérance, accorderaient une importance particulière à leur monture. Pas une seule seconde les singes ne les regardent dans les yeux.

Un dernier détail amusant. Dans les nouveaux films Planète des Singes, les primates parviennent à parler grâce à un produit qui les rend super-intelligents. Sous-entendu : si les singes ne parlent pas, c’est parce qu’ils ne sont pas assez intelligents pour. Manque de chance : on sait aujourd’hui que l’absence de verbe chez les grands singes ne vient pas de leur cerveau, mais d’une position trop basse du larynx dans leur gorge. C’est la raison pour laquelle les bébés humains ne peuvent pousser que des cris : leur larynx remonte au cours de leur développement. On pourrait tout à fait imaginer que l’apparition du verbe chez les singes de La Planète des Singes vient d’un rehaussement de leur larynx dans leur gorge – mais non, c’est une question d’intelligence. Un détail, vraiment ? La preuve plutôt que le film n’est pas ce qu’il prétend être. Du point de vue de l’artisanat hollywoodien, oui, on tient là le bijou de cette saison des blockbusters 2014. Mais par ailleurs… On tient la preuve que la question du destin animal est la prochaine lubie hollywoodienne, l’épine au pied venue perturber le ronron de la machine, que des dizaines de films vont s’échiner à ôter de là dans les années qui viennent. Il n’y a qu’à regarder les projets, presque aussi nombreux que des productions à base de super-héros : un nouveau Jurassic Park l’an prochain, puis deux Livres de la Jungle, un Tarzan, une Ferme des Animaux, trois Avatars… Et désormais, deux chefs de file : la cohérence au prix de l’étrangeté (le Noé d’Aronofsky), ou la triche au prix du grand spectacle (Matt Reeves, 2014). Toute hybridation étant la bienvenue…

par Camille Brunel
samedi 9 août 2014

Titre : La planète des singes: l’affrontement
Auteur : Matt Reeves

Avec : Andy Serkis (César) ; Jason Clarke (Malcolm) ; Gary Oldman (Dreyfus) ; Keri Russell (Ellie).

Durée : 2h11min.

Sortie : 30 juillet 2014.

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