D’aucuns ne croyaient pas si bien dire en ne cessant d’acclamer le Saint Laurent de Bonello. A court d’adjectifs, le mot a fini par tomber : le film est un véritable « objet ». Sans être d’accord avec les laudateurs, on ne peut guère contester le vocabulaire utilisé. Le dernier film de Bertrand Bonello a en effet tout de l’objet dont on peut faire le tour, qu’on doit regarder sous tous les angles. Peut-être même – poussons un peu le vice – est-ce un bijou, plutôt massif que petit, le précieux joyau que le cinéma français attendait pour pouvoir enfin l’exposer à la face du monde en le choisissant pour représenter la France aux Oscars. Les images de Saint Laurent réclament toujours quelque chose, elles ont l’avantage de s’adresser assez précisément au spectateur : regardez-moi sous toutes mes coutures, quand bien même elles seraient aussi peu visibles et parfaitement exécutées que celles des robes du créateur.
Bonello donne, en même temps qu’un film, une méthode clefs en main. Par moments, on apprécie de le suivre, de se laisser guider par ses travellings dont l’élégance singe la mode la plus exquise et raffinée plutôt que le trouble provoqué par l’absorption de drogues. Par ce qu’il a de plus voyant, de plus clinquant, presque de plus vulgaire, ses split screens qui tantôt reproduisent les motifs de la robe Mondrian, tantôt s’amusent à comparer l’incomparable, deux défilés, l’un chic, l’autre politique. Dans ce dernier cas, la gêne ne vient pas de l’écart évident entre les deux marches mais de l’analogie que Bonello s’acharne à démontrer. Les comparaisons n’ont sans doute d’intérêt qu’à mettre face-à-face ce qui ne l’a jamais été, Godard le dit souvent, et elles n’ont du coup pas besoin d’équations. Mai 68 et le défilé de haute couture n’ont rien à voir et c’est aussi bien, mais Bonello demande de regarder toujours plus longtemps, la scène s’étire et on doit être convaincu, comme lors d’un meeting auquel on n’avait de toutes façons pas envie d’aller. Il y a quelque chose à voir, et pour y parvenir, une image ne suffit plus. Ici, il en faut deux, parfois il en faut huit, souvent on a besoin de tous les angles possibles. La méthode est donc la suivante : soumettre chaque image à tous les regards possibles, la montrer de tous les points de vue imaginables. Empruntons-la.
Il ne faut pas se priver, et ne pas hésiter à casser la vitrine qui encercle le fameux bijou. Faire éclater les miroirs qui entourent Yves Saint-Laurent et donc chaque plan du film, dans lesquels tous les éléments ne cessent de se refléter : le créateur dit d’ailleurs, dans une scène, rêver d’une pièce dont tous les murs seraient couverts de glaces, pour que la lumière s’y diffracte à l’infini. Mais la disposition de ces plans à miroirs, tout au long du film, n’est pas à usage interne, l’organisation du système d’échos entre les images, de répétitions et de retours sur une date précise, n’est pas le fruit de ce dispositif : ces images ont une fonction externe. C’est une invitation à choisir au sein d’une alternative, contempler ou détester. Un des trois textes qu’avait consacrés Independencia à L’Apollonide, écrit par CB, le disait déjà, Bonello exige du spectateur ce choix. Quand la lumière d’un plan vient heurter un miroir, c’est pour toucher celui qui le regarde dans les yeux. Tout se réduit à une affaire de goûts, si vous aimez le bleu, ça va, si c’est le rouge, beaucoup moins. L’aveuglement ainsi produit donne des réactions aléatoires, tantôt l’éblouissement, tantôt le regard qui se détourne. C’est là toute l’expérience de Saint Laurent, des rétines livrées au hasard d’une réaction chimique, et c’est à qui tient le plus longtemps, comme dans la scène où YSL et son amant Jacques de Bascher se droguent et que le chien Moujik s’invite au rituel. Ce dernier en meurt, l’amant oisif est victime du SIDA un peu plus tard, le créateur survit jusqu’au bout. Après tout, on peut avoir beau jeu de rappeler que ça s’est bel et bien passé comme ça, Bonello n’est pas Assayas, la race des artistes n’est pas chez lui destinée naturellement à régner sur le monde. Laissons donc encore du crédit à la méthode.
En plein milieu du film, on revient à la scène initiale, YSL réserve une chambre d’hôtel au nom de Swann, mais cette fois-ci on voit son visage au lieu de le regarder de dos. De la chambre, il donne une interview dont Pierre Bergé va s’empresser d’annuler la publication. Permettons-nous de nous dérober cette fois-ci à la méthode et à l’épaisseur de la référence proustienne (le souvenir charnière, la madeleine, bref, les souvenirs de la maison close). Tout revient sans cesse dans Saint Laurent, même quelques images dont la dissemblance avec le biopic de Jalil Lespert, sorti en janvier dernier, n’est pas frappante. Dans le “premier” YSL, Pierre Niney, comme ici Gaspard Ulliel, accomplissait une véritable métamorphose, avec certes moins de talent. Chez Bonello, c’est tout le film qui devient Saint Laurent, le titre l’annonçait fort bien. Ce n’est pas la publicité de deux heures ni l’oeuvre officielle adoubée par Bergé qu’on avait vue en janvier, évidemment. Mais il se laisse complètement happer et submerger par son centre de gravité. Saint Laurent n’a pour ainsi dire aucune marge, c’est-à-dire qu’il ne peut jamais se permettre de l’explorer, prendre le risque de se perdre un peu. Ni prolonger son geste radical, qui consiste à sans cesse reprendre le défilement des images à son début, de partir de la racine. Certes, il ne s’agit pas d’être marginal juste pour le plaisir, d’autant plus que Saint Laurent “trouve son public” et confirme que YSL a toujours été au centre du jeu, certainement pas un rebelle : on peut dire que le split-screen entre mai 1968 et le défilé de mode le montre bien, le créateur a raté son époque tout en la façonnant.
Pourtant, si le modèle du film demeure le défilé, le déroulé des images, il ne laisse pas d’interroger : comme L’Apollonide, il cite des films, parle du cinéma, de la famille, fait se succéder actrices et acteurs connus et reconnus (Donzelli, Bruni-Tedeschi, Léon, etc.), mais finit par ressasser les souvenirs. Ainsi, le défilé devient moins un motif qu’une mauvaise pente, l’endroit où Saint Laurent se défile vraiment, perdant non pas ses images, toujours bien rangées, mais son récit. Une des dernières scènes montre Bonello en journaliste qui valide le titre de la nécrologie de YSL : « Yves Saint-Laurent se dérobe ». C’est peut-être en faisant prononcer ces mots à son interlocuteur que le cinéaste-acteur a trouvé sa voie.