"Chaque vie a ses propres limites"

Interview polyphonique avec Wang Bing sur A la folie

Cet entretien, réalisé il y a plus d’un an, complète le texte de CB sur le film de Wang Bing sorti le 11 mars 2015, qu’on peut lire ICI.

Nantes, automne 2013. Wang Bing marche devant nous, le cinéaste sri lankais Vimukhti Jayasundara le rejoint – quelques heures plus tard, le second tâchera, de façon assez burlesque, d’épeler son nom au premier. La discussion commence, et cela pourrait valoir le coup d’allumer le dictaphone.

1.

Vimukhti Jayasundara – J’ai fait une installation, tu l’as vue ?
Camille Brunel – Les grosses cellules, sur le mur ? Je ne savais même pas que c’était vous…
VJ – Ouais ! Je l’ai vraiment fait à la dernière minute, vraiment.
CB – Qu’est-ce que c’est ?
VJ – Regarde d’abord.
[Nous entrons]
CBReturns to the Earth… Qu’est-ce que c’est ?
VJ – Des produits chimiques sur des particules électroniques.
CB [Lisant] – « Rien n’est permanent. Tout état des choses s’inscrit dans une durée de vie avant de retourner à la Terre. C’est autour de cette idée qu’a pris forme cette installation où la dégradation de la matière opère un transfert symbolique dans le domaine spirituel, un peu comme dans la religion hindouiste où Brahma, Vishnou et Shiva représentent respectivement la création, la substance et la destruction. » Une vraie leçon de religion !
VJ – [Souriant] Pas vraiment !
Wang Bing (en chinois, désignant l’écran) – Qu’est-ce que c’est ?
VJ – Ce sont des condenseurs chimiques sur des particules électroniques.
(Amandine Aveline, interprète, traduit en chinois à Wang Bing).
CB – C’est du sable ? On dirait du sable.
(VJ s’empare de mon dictaphone, ouvre le boîtier des piles).
VJ – Oui, c’est ça. Ce qu’il y a dans les piles.
(Le dictaphone passe entre les mains de Wang Bing, qui s’assure qu’il a bien compris en désignant les piles.)
CB – Le silicium ?
VJ – Oui.
[Nous regardons l’écran. Le mouvement des particules ressemble à celui de cellules au microscope. Le son donne l’impression d’avoir la tête dans un immense hangar.]
CB – Les couleurs, vous les avez ajoutées vous-mêmes ?
VJ – Non, tout était déjà là. C’est à cause de la lumière. Ici, il y a beaucoup d’argent, et de l’aluminium. [Un temps.] Regardez, ici, il y a des bulles d’eau.
CB – Vous avez assisté au concert de musique indienne ?
VJ – Oui.
CB – Très impressionnant. On oubliait que le temps passait.
VJ – C’est vrai.
Amandine Aveline – On va prendre du thé. Vous venez ?
CB – Votre vidéo me fait penser au début de Tree of Life. Quand Malick recrée la création du monde, au début.
VJ – Vraiment ? Ca ressemble à ça ?
CB – Oui, quand on voit la lave, tout ça…
VJ – Comment il l’a fait, lui ? Des dessins ?
CB – Images de synthèse.
VJ – Moi, ce ne sont pas des images de synthèse hein ! Ce sont des produits chimiques.
CB – J’ai bien compris ! Vous l’avez vu, Tree of Life ?
VJ – Oui, mais je ne me rappelle pas trop de ce dont vous parlez…
CB – Juste avant la séquence des dinosaures. Il y a ce truc très géométrique.
VJ – Ah oui !
CB – Malick cherche à mêler les religions. Il n’est pas seulement catholique. Ce qui l’intéresse, c’est le sacré. Peut-être que sa création du monde est hindouiste, en fait.
VJ – Mon truc n’est pas vraiment hindouiste, mais j’aime qu’on fasse des connections. La religion fonctionne ainsi. Par exemple, les trois dieux sont chacun associés à un élément.
CB – L’eau, le feu…
VJ – Non, tout ça, c’est les cinq éléments. Mais les trois dieux contrôlent ces éléments. Brahma est le créateur. Il crée le monde. Il est comme un réalisateur ou un musicien, il crée le monde. Vishnou est un autre monde qui maintient. Et Shiva détruit tout ça. Il y a ça dans tout sur Terre : créer, maintenir, détruire. Donc ce n’est pas vraiment religieux.
CB – C’est une façon d’expliquer, c’est de la science, en fait.
VJ – Voilà. Et cette trinité correspond aux protons, aux neutrons, et aux électrons. Les protons créent, les neutrons maintiennent…
CB – Les mecs qui ont inventé ça avaient déjà tout compris.
VJ – Exactement.
CB – C’est parce que tout est dans tout. Ils regardaient les plus grandes choses, et en déduisaient comment fonctionnaient celles qu’ils ne pouvaient pas voir, et ils avaient raison.
VJ – D’ailleurs, j’ai filmé avec une micro-lentille, une petite lentille pour la caméra, qui devient comme un microscope.
CB – Et la matière était sur une plaque de verre ?
VJ – Oui.
(Nous nous asseyons, commandons un peu de thé noir.)
CB – Vimukhti, vous voulez poser des questions à Wang Bing ?
VJ – Oui, beaucoup ! L’année dernière, j’étais dans le jury qui lui a remis le Grand Prix, à Nantes. Vous avez vu son film ?
CB – Oui, à Venise.
VJ – Il était dans la compétition ?
CB – Oui, il a gagné quelque chose, je sais plus quoi…
VJ [à Wang Bing] – Ah ? Vous avez gagné un gros chèque ?
[Wang Bing hoche la tête]
VJ – De l’argent ?
[Hochement de tête]
VJ – Un lion ?
[Hochement de tête. On nous apporte le thé.]
CB – Vous voulez commencer ?
VJ – Je vais filer, merci !
CB – Merci à vous !
[VJ s’éloigne.]

* * *

CB – Vous n’êtes pas restés hier soir, à Stray Dogs ?
AA – Non… On est allés voir Printemps dans une petite ville, un film chinois de 1948.
[Quelqu’un s’approche, remercie Wang Bing pour son interview donnée par Skype il y a quelques mois. Fond musical : free-jazz.]
CB – Apparemment, Printemps dans une petite ville, c’est le plus beau.
AA – On a vu The Peach Girl, on a beaucoup aimé aussi.
CB – A 18h, L’histoire secrète des Qing, vous y allez ?
AA – On a un cocktail…
CB – Le réalisateur est connu ? Zhu Shilin ?
AA – Djou Sheulin. Dj. Dj. « Zh » c’est « Dj ». Djou Sheulin.
CB – Djou Shilin.
AA – Sheulin.
CB – Sheulin.
(WB et AA échangent en Chinois.)
AA – On commence ?
CB – Bravo pour Feng Ai.
AA – Gong xi, gong xi.

* * *

2.

CB – Allons-y. Pour Feng Ai, combien étiez-vous dans l’équipe de tournage ?
WB – [répond en Chinois]
AA – Seulement deux caméraman.
CB – En même temps ?
WB via AA – Oui, tous les deux.
CB – Encore une fois, vous vous faites oublier de ceux que vous filmez. Est-ce qu’ils ont été conditionnés ? Est-ce qu’il a fallu leur dire « faites comme si j’étais pas là » ? Ou est-ce que c’est venu tout seul ?
AA/ WB - Il ne leur a rien dit du tout.
CB – Ca n’a jamais posé problème ?
WB via AA – Le premier jour ils voulaient discuter avec lui quand il filmait, c’est normal, ils ne reçoivent pas beaucoup de visites. Le deuxième jour aussi. A partir du troisième jour, ils s’étaient habitués.
CB – Il y a un plan où un fou n’arrive pas à s’endormir, face à la caméra. Est-ce qu’il avait l’impression d’être un fantôme ? Comment il a fait pour disparaître comme ça ?
WB via AA – Il n’arrivait pas à s’endormir, mais ça n’avait rien à voir avec sa présence à lui, non.
CB – Comment il a fait pour ne pas se faire repérer ?
WB via AA – Il était sur un lit à côté, assis, avec la caméra posée sur ses jambes, devant son ventre. Il était à côté. Il ne se rappelle pas exactement, de toute façon.
CB – Est-ce que disparaître devant ce qu’il filme fait partie de ce qui l’intéresse le plus ?
WB via AA – Il filme quand il a envie de filmer, et il aime que les personnes vaquent à leurs occupations, sans faire attention à lui.
CB – A quoi pense-t-il quand il filme ?
WB via AA – Il ne pense pas.
CB – Le cadrage, les formes… ?
WB via AA – Non. Rien. Il ne pense pas. Il filme quand il a envie de filmer, et c’est tout. Sans plan défini à la base.
CB – Est-ce qu’il fait de la musique ?
WB via AA – Non.
CB – Parce que ses films ressemblent à de l’improvisation… Se pose-t-il la question de la distance par rapport à ce qu’il filme ? Par exemple dans la scène où le fou sort la nuit pour aller faire pipi. Est-ce qu’il s’agit de ne pas s’approcher pour ne pas le gêner, ou de ne pas s’approcher parce que c’est mieux d’avoir le personnage au fond du plan, un peu loin comme ça ?
WB via AA – Il marchait très vite ! Il dit : « Il marchait très vite, moi je pouvais pas le suivre ! »
CB – Comment ça a été préparé ? Il est allé voir le décor avant, sans caméra ? Il a fait des dessins ?
WB via AA – Dans les documentaires, on ne peut pas diriger les gens. Donc il n’y a pas de préparation à faire. La salle télé par exemple : il n’est pas allé voir s’il y avait beaucoup de chaises, ou quoi.
CB – Quelles directives a-t-il données à l’autre caméraman, alors ?
WB via AA – Pas de directives très claires. Il a juste discuté avec lui, échangé par rapport à la scène. En général quand il filmait, Wang Bing était à côté de lui.
CB – La plupart du temps, c’était lui ou Wang Bing qui filmait ?
WB via AA – C’est très difficile à dire. Ce qu’il dit c’est que tourner un documentaire, c’est très fatigant, et du coup des fois ils se relayaient, quand l’un était fatigué l’autre prenait le relais. Du coup ce n’est pas très clair. On ne sait pas qui a tourné combien de temps.
CB – Dans quelle mesure est-il concentré sur les gestes de l’autre en face quand il filme ? Ou est-ce qu’il reste derrière la caméra pendant un certain laps de temps ? Dans quelle mesure l’acte de filmer est-il une façon de se détacher de soi ?
WB via AA – Il ne réfléchit pas comme ça. Si ce qu’il filme, le petit bout de vie qu’il filme, est intéressant, il va continuer à filmer, et c’est tout. Il ne se pose absolument pas la question de la durée.
CB – Est-ce qu’il y a certaines activités qu’il a essayé de filmer deux fois ? Certains moments où il se disait : ça, il me le faudra, mais filmé autrement ?
WB via AA – Il n’y a pas de deuxième fois dans un documentaire. Jamais de deuxième prise.
CB – Est-ce que ça puait, dans l’asile ? Quelle était l’odeur ?

* * *

[Quelqu’un arrive : Alain Jalladeau. Créateur du festival. Il salue Wang Bing, puis nous échangeons quelques phrases.]
CB – Serge Daney a écrit sur le Festival des 3 Continents…
AJ – Oui, il y avait eu un numéro spécial… J’étais très proche de Serge… Quand il est allé à Calcutta pour interviewer Satjyavit Ray, j’étais avec lui…
[Quelques mots plus tard, Alain Jalladeau repart.]

* * *

CB – Oui, donc : est-ce que ça sentait mauvais ?
WB via AA – Non, ça allait. Il dit, au milieu il y a un sas qui est ouvert, du coup il y avait pas mal d’air. C’est pas que ça puait pas du tout, c’est juste que ça allait.
CB – Est-ce qu’il a eu l’impression d’être enfermé lui-même parfois ?
WB via AA – Non.
CB – La plus longue période qu’il a passée à l’intérieur, c’était combien de temps ?
WB via AA – Il ne dormait pas là-bas… A chaque fois ils y allaient, ils restaient quelques heures, et ils s’en allaient. Ce n’est pas facile de savoir, ça changeait en fonction des jours.
CB – Est-ce qu’il les considérait comme des fous quand il les filmait, ou comme des personnes normales ?
WB via AA – Comme des personnes normales. Il faut savoir que là-bas, il y a des gens qui se sont fait enfermer parce qu’ils se sont bagarrés dans la rue hein… Il y en a qui ont de problèmes psychologiques, mais ce n’est pas la majorité des gens.
CB – Il y a une scène de tendresse entre deux hommes, mais le film est très pudique dans la relation au sexe. Il les filme parfois en train de faire des trucs très intimes, pipi, caca : pourquoi s’être arrêté à la représentation du sexe ?
WB via AA – La scène où les deux hommes sont au lit tous les deux est déjà très longue en fait. Il ne voyait pas pourquoi il aurait filmé plus longtemps.
CB – Il y a une scène de conversation à un moment donné. Des visiteurs, et quelqu’un à l’intérieur. Et pour cette conversation, il y a clairement deux angles, que cette conversation a été montée. Comment ça se fait, ça ?
WB via AA – En général, une prise, c’était une personne. Une scène, un caméraman. En fait, il ne voit pas bien de la scène dont vous voulez parler : il y a beaucoup de scènes où un fou dit à sa femme qu’il veut sortir…
CB – Celle qui est montée ! Celle avec la grille !
WB via AA – Il n’y en a pas. Aucune conversation n’est « montée ».
CB – Ok. Très bien. Alors… La musique ? Pourquoi jamais de musique dans ses films ?
WB via AA – Pour mettre de la musique il faut de l’argent.
CB – Et s’il avait de l’argent ?
WB via AA – Il dit, non, il n’y a pas de « si » j’avais de l’argent : j’en ai pas, point. Il a un exemple : toi, si tu meurs, tu feras quoi ? C’est la même chose. Tourner un film, c’est pas simple, finir le tournage et aller au bout, c’est pas simple, donc on fait avec les moyens du bord, et on garde les façons de faire les plus simples pour aller au bout du film. On ne va pas en plus se compliquer à rajouter de la musique…

3.

CB – Est-ce qu’il a aimé Stray Dogs ?
WB via AA – Oui, il l’a regardé.
CB – Mais ça lui a plu ?
WB via AA – Ca va. Il demande, en fait, vous, ce que vous en avez pensé.
CB – J’ai trouvé ça très beau, et j’ai trouvé que c’était un vrai exercice de méditation. C’était comme de se reposer le cerveau, de regarder une image comme au musée, avec tout le temps qu’on veut.
WB via AA – Il y a plein de façons différentes de faire un film, et il insiste sur le fait que les goûts sont changeants, chez tout le monde. Parfois on va apprécier un film, et un jour on l’aimera moins, voilà…
CB – C’est vrai. Là, j’ai l’impression que le concert de musique indienne avait préparé le public à regarder, et à aimer, le film de Tsai Ming Liang.
WB via AA – Il dit que chaque réalisateur a sa façon et ses raisons de faire un film, et pour bien comprendre un film il faut s’intéresser plus à la personne qui réalise le film. C’est peut-être une façon de ne pas vous répondre sur Tsai Ming Liang…
CB – Mais moi, je m’intéresse à lui, c’est pour ça que je veux savoir ce qu’il pense de Tsai Ming Liang.
WB via AA – Il dit, il aime beaucoup le travail de plein de réalisateurs différents. Il n’apprécie pas particulièrement un réalisateur. Il pense qu’il y a beaucoup de réalisateurs qui font des films remarquables, et il n’a pas envie de préférer l’un ou l’autre.
CB – Il y a une époque qui l’intéresse particulièrement ?
WB via AA – Il aime les films italiens des années 70.
CB – Pour quelles raisons ?
WB via AA – Ils sont vraiment réalisés de manière remarquable. Les films de cette époque, en France aussi, étaient très bien. Les films contemporains ont beaucoup changé par rapport aux films de cette époque-là. Il a l’impression que les films d’aujourd’hui ne sont pas aussi bien faits que ceux des années 70.
CB – Ils sont moins intimes, peut-être. Est-ce que c’est ça qu’il recherche ? Qu’un film soit le reflet de quelque chose d’intime ?
WB via AA – Il donne l’exemple de Pasolini et Antonioni. Il dit que c’est des films qui sont « très forts », « intenses ». Il ajoute que les films, en ce moment, ont un aspect un peu « faible ». Il dit qu’ils ne sont pas si beaux que les films des années 70.
CB – C’est dans le rapport au public, sans doute. Maintenant, on essaie plus de séduire son public.
WB via AA – Il dit : sûrement… Ce qu’il dit, c’est que l’aspect commercial a trop d’influence. Avant, cette influence était moindre.

CB – Avant, ils n’avaient pas d’argent ! Et les Trois Sœurs, comment vont-elles ?
WB via AA – En fait cette année, en janvier il est allé là-bas. Mais comme elles habitent en altitude, il n’a pas pu aller chez elles, il n’a pas pu dépasser les 2000 mètres. Du coup il ne les a pas vues. Il a juste demandé à quelqu’un de faire descendre leur père, donc il n’a vu que lui. Mais apparemment il n’y a pas grand-chose de changé dans leur situation.
CB – C’est dingue. Est-ce qu’elles descendront un jour ?
WB via AA – Il dit : en général, elles ne descendent pas. Si elles descendent de la montagne, il y a forcément des dépenses. Et elles n’ont pas d’argent… Donc elles restent chez elles, quoi. La vie de chaque personne a ses propres limites.

Propos recueillis à Nantes, le 22 novembre 2013

par Camille Brunel
mardi 24 mars 2015

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