Cannes 2015

Quinzaine #2

Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin

8.4

Sur le papier, Trois souvenirs de ma jeunesse reprend le personnage principal de Comment je me suis disputé, Paul Dédalus, pour raconter à la fois sa vie d’avant et sa vie d’après. On retrouve bien le frère Yvan, le cousin Bob, et une jeune fillé nommée Esther. Mais la manière dont le jeune Paul Dedalus est présenté jette le trouble. Alors qu’il est encore au lycée, il est recruté par l’entourage de son ami Zylberberg pour une mission spéciale qui aura lieu pendant leur voyage scolaire à Minsk : transmettre secrètement une enveloppe à des Otkazniks, et laisser son passeport au passage, pour permettre à un jeune homme d’émigrer de Russie. A partir de ce moment il existe donc deux Paul Dedalus. La première conséquence de ce dédoublement est de faire planer l’idée qu’il peut y avoir autant de Paul Dedalus que de films ou de souvenirs le mettant en scène. Plus qu’un prologue à Comment je me suis disputé, Trois souvenirs de ma jeunesse est à voir comme un autre embranchement possible à la même histoire. Entre les deux films, il y a une différence d’aiguillage, ainsi rien ne coïncide tout à fait : Esther n’est pas vraiment la même Esther, et Paul pas forcément le même Paul.

Ce principe de dédoublement accompagne tout le film, et lui donne même sa tonalité : Paul donne l’impression de regarder sa vie passer comme si ce n’était pas la sienne, ou tout au moins comme s’il n’en avait pas la maîtrise. Sa mélancolie est assez semblable à celle de Mathias, dans La Sentinelle, qui promène son crâne momifié comme un alter ego. Le génie du personnage de Trois souvenirs de jeunesse réside moins dans sa personnalité propre que dans sa capacité à renvoyer une image singulière à ceux avec qui il se lie. Il est l’ami par excellence, et fonctionne en tandem : avec son frère Yvan, avec son cousin Bob, avec son amour Esther. Une femme le compare à Ulysse au début du film, mais s’il fallait se référer à la mythologie grecque, c’est à Protée qu’il faudrait le relier, dans sa manière d’exister par les autres, en leur présentant des reflets multiples et changeants. Paul Dedalus est à la fois solitaire et toujours entouré. Desplechin excelle à dépeindre ce groupe d’amis gravitant autour d’une personne : la structure du film épouse si bien la mécanique du souvenir que la comédie, le drame amoureux, la chronique générationnelle s’imbriquent naturellement. Mais les plus beaux moments du film sont les plans d’Esther : un visage inaccessible et un amour dont la fin est inscrite dans son commencement.

***

El Abrazo de la serpiente de Ciro Guerra

4.5

L’Etreinte du serpent est un film à double fond. L’histoire de deux explorateurs qui, à quarante années d’écart, entre le tout début du siècle derniers et les années 1940, parcourent la jungle amazonienne à la recherche de la yakruna, plante hallucinogène censée pouvoir leur réapprendre à rêver. Ils rencontrent Karamakate, un chaman qui les guide deux fois jusqu’au trésor recherché. La première partie est un dialogue entre les deux époques, dans un noir et blanc très soigné qui rend honneur à la forêt amazonienne et laisse espérer des trips chamaniques tranchant avec l’austérité initiale. Ceux-ci arrivent comme prévu à la fin, et en couleurs, mais le film aura d’ici là eu le temps de prendre bien des directions, prévues ou imprévues. La première est un discours sur l’écologie et la colonisation, qui semble être le seul sujet de discussion possible entre les explorateurs et Karamakate. Ciro Guerra pousse suffisamment loin cette tendance au premier degré pour s’autoriser une scène avec un moine éduquant au fouet tout un pensionnat d’enfants indiens, puis quelques minutes improbables dans une tribu pratiquant une déviance cannibale du catholicisme. Les intentions ont beau être affichées grossièrement, on est tout surpris d’avoir été diverti tout le long par ce bazar mélangeant l’exploration, la série Z et le délire psychédélique.

par Timothée Gérardin
samedi 16 mai 2015

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