Le tombeau des songes

Sélection officielle #3 - Un Certain Regard

"Si un homme traversait le paradis en songe, qu’il reçut une fleur comme preuve de son passage, et qu’à son réveil, il trouvât cette fleur dans ses mains… que dire alors ? J’étais cet homme."

Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma, d’après Jorge Luis Borges, “La fleur de Coleridge”

A s’y méprendre, le début de Cemetery of Splendour reprend l’argument initial d’une des meilleures aventures de Tintin jamais dessinées par Hergé, Les 7 boules de cristal. Un groupe de soldats souffre d’une maladie du sommeil qui les maintient endormis pendant toute la durée du film. Leur mal provient de l’hôpital dans lequel ils séjournent, construit sur les lieux d’une ancienne école, situé au-dessus d’un cimetière de rois. Un sacrilège similaire avait condamné les savants de la bande dessinée à un long sommeil. Les 7 boules de cristal et Cemetery of Splendour empruntent évidemment très tôt deux directions différentes : le premier se projette dans une aventure aux quatre coins du monde, le second se concentre au maximum autour de l’hôpital-école.

Le film de Weerasethakul emprunte néamnoins à son tour une manière souterraine qui n’est pas sans évoquer la fameuse “ligne claire” d’Hergé. Cemetery of Splendour est un film dessiné dont les traits sont à la fois fermes et fins. Les fenêtres de l’hôpital, souvent ouvertes, rappellent opportunément les cases d’une bande dessinée, mais ce découpage du paysage n’entame en rien la fluidité du geste. N’importe quel spectateur des films précédents du cinéaste, à commencer par Oncle Boonmee, sait que le rêve n’est qu’une autre face de la vie, la réincarnation une autre forme de réveil. Les séquences sont reliées les unes aux autres comme si elles étaient réanimées à tour de rôle. Comme si notre monde et celui dans lequel évoluent des fantômes sont les mêmes, à condition qu’ils soient dessinés par la même main. La continuité du film est à ce prix : savoir que l’on peut traverser une contrée imaginaire, garder des traces de l’expérience, et néanmoins toujours se trouver dans le réel.

Souvent drôle, Cemetery of Splendour invite pourtant plus encore au sérieux que les films précédents du cinéaste. Il ne détourne jamais son regard des choses matérielles les plus triviales ; ici une érection qu’on contemple autant qu’on en plaisante ; là les besoins que l’on fait dans les bois au vu de n’importe quel passant. Signe que non seulement la pensée relève parfois du bas, comme l’affirmait l’an dernier Adieu au langage, mais aussi que l’excrément nous relie à des puissances souterraines bien terrestres en même temps qu’aux affres de la réincarnation. Cemetery of Splendour met en lumière une idée qui a un rapport direct avec la terre : la nation. Il rejoint en cela deux cinéastes aimés d’Independencia : Manoel de Oliveira (Non ou la vaine gloire de commander, Le Cinquième Empire) et Raya Martin (Independencia, A Short Film About the Indio Nacional).

L’égalité en est le point de départ. Si Cemetery of Splendour commence par se contracter - citons ici les anecdotes patriotiques, comme cette médium qui aurait refusé de travailler pour le FBI par amour de sa patrie, pourtant toujours accusée par l’héroïne d’être une espionne - c’est pour rassembler d’abord personnages (les infirmières, la protagoniste qui s’entiche d’un soldat) et lieux (l’hôpital, l’école, le chantier dirigé par les militaires, dont on ne sait jamais s’il est encours de destruction ou de construction) sous un drapeau égalitaire. L’hôpital et l’école ne sont pas seulement des bâtiments profanes, cause du réveil d’une ancienne malédiction que le film prend soin de laisser vivante et de faire évoluer, ce sont aussi des institutions qui doivent assurer l’égalité des Hommes, en leur garantissant un accès commun à des biens qui le sont tout autant : la santé, l’éducation.

Il faut un drapeau à cette nouvelle communauté : une scène entière voit sa teinte se modifier sans cesse, comme si ce monde cherchait encore sa couleur. Les symboles sont toujours incertains et mieux vaut s’accorder sur un coloris commun plutôt que de laisser les emblèmes à ceux qui les manipulent. Cemetery of Splendour ne montre jamais le monde souterrain qui maudirait les soldats du réel. La précision avec laquelle la médium, qui dit entrer en contact avec les soldats et leur décrit le monde qu’ils sont censés voir, est aussi frappante que la réalité de ses pouvoirs incertaine. Qu’importe si l’un des tableaux qu’elle dépeint rappelle un plan de l’introduction de Rashômon. Dans le film de Kurosawa, les versions du monde étaient tout autant mises en doute. Mais un film commun rattache ces images, même quand ce ne sont encore que des mots. Voilà une belle définition du spirituel, acceptable pour qui ne croit pas à la réincarnation : c’est le moment où ce qu’on voit n’est encore que ce que l’on dit.

L’égalité entre les mots et les images, et non leur confusion, donne au film ses directions. L’une est politique, institutionnelle, l’autre, mieux creusée, est poétique. Le mot a été trop souvent galvaudé pour ne pas être énoncé avec gravité. Cette poétique s’incarne dans le passage d’une situation triviale, où l’on discute fins de mois difficiles et assurances à rembourser, à la rencontre avec les princesses du sanctuaire dont l’héroïne découvre alors l’existence, déjà indiquée par les mots écrits dans le journal du soldat dont elle s’occupe. A travers le lieu de ce passage, Cemetery of Splendour entretient un rapport étroit à une forme poétique singulière, celle du tombeau.

***

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu,
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.

Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.

Stéphane Mallarmé, Le tombeau d’Edgar Poe

***

Le tombeau, comme le cimetière, ne révèle ni ne recouvre. Il n’est ni une célébration béate ni un éloge de l’oubli. La réincarnation est probablement une des manifestations les plus proches de cette forme. Dans le beau film que Weerasethakul a réalisé, il est longuement question du pouvoir des rois, dont les images retiennent la force conservatrice, mais dont elles contestent aussi la perpétuation éternelle. Nous ne savons pas si Cemetery of Splendour est aussi un tombeau de cinéma, mais il n’affirme certainement pas que les poètes devraient remplacer les rois. L’existence de quelques films qui conservent le projet de ne jamais rien cacher, de ne pas se donner pour des secrets inviolables, ne peut être une manière de donner naissance à une contrée enfin délivrée des horreurs de la misère, et des injonctions à la grandeur, qu’en célébrant, en même temps, le centième anniversaire critique de Naissance d’une Nation.

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par Aleksander Jousselin
jeudi 21 mai 2015

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