Le premier volume des Mille et une nuits de Miguel Gomes est le film le plus beau et le plus stimulant vu à Cannes. La réussite du film vient de sa faculté à épouser quelque chose qui le dépasse, mais qui se déploie dans l’ampleur d’une narration complexe, aux registres multiples. Le film de Gomes utilise le schéma narratif des Mille et une nuits pour parler d’une réalité qu’il dit ne pas pouvoir éviter en tant que Portugais : la crise économique, et les conséquence du plan d’austérité de l’union européenne sur le peuple portugais.
Gomes commence justement par décrire l’embarras dans lequel le plonge l’ambition de son projet. Dans un prologue, il se met en scène avec l’équipe de son film, près d’un chantier naval sur le point de fermer. Il explique en voix-off vouloir à la fois raconter des histoires séduisantes, capable d’enchanter son auditoire, et faire un film militant, donnant la parole aux portugais de son temps. Après avoir décrété ces deux ambitions incompatibles, il fuit à toutes jambes son propre tournage. Cette note humoristique qui ouvre le film, juste avant un long plan sur les ouvriers du chantier naval contemplant un bateau en partance, contredit le réalisateur par les faits. Le ton est là, avec cette équipe de tournage qui est plus ou moins la même que celle de Ce cher Mois d’août, et ces images silencieuses commentée par des témoignages d’ouvriers anonymes.
Un carton annonce dès le début que le film n’adapte pas les Mille et une nuits, mais est simplement “inspiré par sa structure”. La structure en question est faite d’histoires enchâssées, utilisant comme dans Tabou le pouvoir romanesque du récit dans sa forme la plus dénudée : une personne raconte une histoire. Cette situation qui fait de chaque personnage un narrateur en puissance permet à Gomes de fabriquer sa mise en abyme. Le réalisateur-narrateur raconte sous la menace l’histoire de Schéhérazade, qui raconte trois contes mettant en scène des portugais des années 2010, qui eux-même prennent la parole, et ainsi de suite. C’est autour de ce pouvoir évocateur de la parole que s’articule le film, permettant à Gomes de tenir ensemble ses deux ambitions : décrire ce qui se passe dans son pays en faisant parler les gens, et tenir ses spectateurs en haleine comme autant de sultans pris dans une histoire sans fin.
Le premier des trois contes est une fantaisie hilarante, qui ne ressemble à rien de ce qu’a déjà fait Gomes, avec des dignitaires de l’union européenne et du Portugal qui négocient le pourcentage d’endettement de l’état. Le second conte a pour personnage principal un coq qui chante trop tôt, dans un petit village portugais. Une campagne électorale, un procès de basse cour, des amoureuses pyromanes : on est bien dans le même pays que ce Cher mois d’août. Le dernier conte, plus dramatique, suit un maître nageur cardiaque qui organise le “bain des magnifiques”, baignade hivernale sous la pluie. Dans cette dernière histoire, Gomes donne à entendre le témoignage filmé en plan fixe de quatre “magnifiques” : chômeurs, déclassés ou vagabonds. L’incroyable inventivité formelle déployée par Gomes semble n’avoir qu’un but : faire parler les images et taire ce qui peut être dit par un simple plan.