Beauté corsée

Nuit bleue est le premier film par lequel Ange Leccia cherche véritablement à entrer au cinéma. Mais par cinéma, entendez la salle ; en tant que plasticien, les procédés, l’imaginaire et la technologie cinématographiques ont toujours été au centre. Au travers des fameuses installations nommées « arrangements », de multiples films parmi lesquels Stridura avec Pierre Clémenti et Île de beauté avec Dominique Gonzalez-Foerster, ou de projections en galeries, Leccia a pris l’habitude d’utiliser l’espace et le film comme lieux de comparution d’objets et d’images. Son travail procède par collage d’éclats tantôt spectaculaires, tantôt diffus. En même temps que ses séquences hétéroclites d’objets et d’images acquièrent une signification a posteriori, chaque côté se subdivise. Le visible s’ébranle de basses fréquences psychologiques tandis que l’invisible reçoit des incarnations spectaculaires momentanées.

Trop typique des expérimentations et du ton des oeuvres d’Ange Leccia, Nuit bleue n’est pas un titre très heureux. Et c’est l’ensemble du projet qui semble capitaliser un travail plutôt que d’investir la salle, lieu qui a davantage besoin d’usages nouveaux pour la transformer que de travaux adaptés de force à son caractère sacré. Tout favorise ici le silence. Les splendides dynamitages du littoral corse, les bourrasques dans les cheveux de Cécile Cassel ou les chants main sur l’oreille d’A Filetta invoquent simultanément la beauté meurtrie du paysage et le calme religieux des salles obscures. Le moins heureux dans l’affaire est qu’à Gainsbourg et Anna Karina reviennent, comme cheveux dans la soupe, les derniers mots : Ne dis rien.

Réalisé en 1999 et sorti par PointLignePlan en 2004, Azé semblait moins soucieux d’entrer dans le temple. Des images de Syrie et d’aéroports, d’un monde dangereux vu depuis le confort précaire d’une chambre d’hôtel, construisaient lentement deux régimes d’images parallèles, moyen-orientale et occidentale. La peur du monde arabe ressortait comme une pure fiction occidentale. Les défauts de la caméra vidéo posaient un voile sur la perception, écho littéral à celui qui recouvre le visage des femmes et où s’accrochent les peurs xénophobes. Voile, c’est ce qu’azé veut dire. C’est lui qui faisait entrer la matière de l’écran dans un jeu de rapports politiques contradictoires à l’image, entre celles que proposent naturellement un pays et une société et celles qu’une autre y projette. Plus le rapport à l’image est littéral, plus il ouvre sur une seconde dimension aussi irrésolue que la première. À l’extérieur, le monde n’offre que des éclats insignifiants qu’une mise en séquence leste de sentiments diffus ; à l’intérieur, il se divise à l’infini.

Nuit bleue ne change pas ce mécanisme, mais il troque la littéralité des jeux d’images contre l’usage, moins surprenant dans les salles, d’une narration éclatée. Ce dont le film parle, impossible de le savoir sans se laisser le temps de fréquenter ses images. Peu à peu, de spectaculaires quoique volontairement brèves explosions à la dynamite, des visites au Louvre, des conversations d’autochtones affairés, une jeune femme au visage passivement offert aux vents et un jeune homme jouant avec insouciance au ballon construisent le sentiment d’un beau lieu perverti par le terrorisme nationaliste – thème que Leccia a beaucoup approché au travers d’images d’explosions, de tractations secrètes et d’avions lancés contre des tours jumelles.

Deux problèmes. Le premier tient à l’impression que Leccia semble vouloir prouver à chaque instant qu’il peut faire du cinéma en fonctionnant à rebours de la linéarité traditionnelle, ce qui d’une part n’est plus à prouver, et d’autre part serait intéressant s’il ne s’agissait pas d’en revenir aux beautés fondatrices. Le second, plus essentiel, est que le sentiment esthétique, immédiat en face d’images d’une telle splendeur, n’avance vers rien d’autre que sa précision, précision qui ouvre à son tour des abîmes de complexité et de regards perdus. Manière de dire que l’art produit l’ambiguïté que toute image porte déjà en elle ; ambiguïté que Leccia ne peut que faire éclater au grand jour dans des plans naïfs et magnifiques comme une butte en forme de sein d’où jaillit le feu maternel.

par Antoine Thirion
jeudi 14 avril 2011

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