The Body Is Rotten

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Présenté par Iñarritu lui-même comme un drame spirituel, The Revenant paraît porter en lui les belles promesses d’un retour au cinéma originel, celui des paris risqués où l’homme affronte la nature véritable, où il erre dans le monde extérieur existant. Inutile de songer aux liens évidents avec Kurosawa, Tarkovski ou Herzog, tant certaines scènes, certaines volontés esthétiques, sont calquées sur ces grands films qui hantent nos esprits. Dans la dernière réalisation du cinéaste mexicain, la hantise résulte de la présence égale des fantômes et des vivants. La présence des premiers ne tient cependant pas à leur apparition à l’image mais à la vengeance même qui est au cœur du film. The Revenant semble donc être moins une œuvre spirituelle que le récit d’un homme en pleine quête mémorielle, quête pour laquelle le temps s’inverse pour livrer la chorégraphie d’une vengeance enfantine.

« Nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura, ché la diritta via era smarrita. » (Dante Alighieri)

Inspiré de l’histoire vraie du trappeur Hugh Glass qui, blessé après une attaque de grizzly, se retrouvait abandonné par ses équipiers en territoire indien au début du XIXème siècle, The Revenant s’éloigne toutefois de sa première adaptation filmique, Man in the wilderness, faite par Richard C. Sarafian et guidée par le roman de Michael Punke.

Mark L. Smith et Alejandro Iñarritu ont fait le choix d’exacerber le désir de vengeance par la présence hallucinée de la femme et de l’enfant perdus du personnage. Ajout qui modifie sans nul doute la portée morale du film dans la mesure où il ne s’agit plus seulement de condamner l’abandon mais de punir la trahison, selon une application vaine de la loi du Talis puisque le mal causé ne pourra jamais être engendré de manière similaire. Leonardo DiCaprio incarne dès lors un homme en proie à ses passions, qui ne vit, ne survit, que pour aller au bout de sa propre conception de la justice.

Aveuglé sinon hypnotisé par les mouvements de caméra, le spectateur ne se laisse pas interroger par cette conception du châtiment qui est pourtant le point de départ narratif du film. En incluant cette variation dans le récit de Hugh Glass, Iñarritu cède à la facilité de l’émotion qui se veut universelle. Cette émotion certaine ne représente pas même à l’écran une puissance créatrice puisque, dans une forme contradictoire, c’est le pouvoir de destruction que la sérénité du souvenir engendre. De ce fait, tout comme le regard-caméra adressé en point final par DiCaprio, la frustration s’empare du spectateur qui ne peut que déplorer la rapidité de la vengeance physique, et se condamner lui-même pour avoir souhaité devenir le témoin de ce triste spectacle où chaque coup porté est une attaque à la spiritualité revendiquée par le film. Point d’« aromatic wine » dans la dégustation de la vengeance : si le spectateur aimerait se convaincre de son parfum délicat, il n’en demeure pas moins que seule persiste la sensation d’avoir été empoisonné par quelque chose que Charlotte Brontë avait qualifié de « warm and racy : its after-flavour, metallic and corroding », qui se rapprocherait davantage du fumet du sang que du charme envoûtant du vin.

The Revenant désire avoir cette singularité vis-à-vis des films de vengeance en voulant explorer le passé d’un homme et en montrant de quelles manières ses blessures tracent son chemin. Chemin qui ne le guide pas vers la rédemption - il serait possible de penser que la grandeur de l’âme serait dans l’absolution accordée aux bourreaux - mais vers sa propre condamnation. Ce mouvement antithétique à toute forme d’héroïsme pur se voit devenir l’illustration des propos de Confucius : « Celui qui recherche la vengeance devrait commencer par creuser deux tombes. » Qu’il serait aisé d’adapter ces mots au ressenti laissé par le film et de vouloir y ajouter une troisième tombe, celle du cinéaste déchu par sa propre volonté de transcender en ayant recours à une esthétique cinématographique qui s’emprisonne elle-même dans la geôle de la création. C’est là sans nul doute qu’Iñarritu dépasse son propre personnage pour incarner non pas un cinéaste-revenant, mais le fossoyeur d’un cinéma auquel il aimerait prétendre. En s’imaginant le créateur d’une spiritualité transcendante, le cinéaste ne fait que nous livrer un énième revenge movie où la poésie forcée enfante une image spéculaire dans laquelle se reflètent seulement les échos stériles des événements passés du personnage et les films qui ont inspiré le cinéaste. Ainsi, lorsque l’image devient le sursaut mémoriel de Hugh Glass, l’esprit est envahi des nombreuses références cinéphiles ayant mobilisé les mêmes éléments. Seulement voilà : voler une métaphore ne créé rien mais détruit cela même qui devait être produit. Si la poésie peut être ressentie dans le geste même qui l’engendre, elle ne peut exister pour soi, c’est que la poésie n’est pas réutilisable. Aussi The Revenant débute-t-il par l’image d’un homme fort et respecté, mais se clôt sur le regard d’un homme-enfant aliéné qui ressent, pour la première fois, la véritable solitude de sa propre âme.

Ici ne se dresse pas le traité d’un homme rebelle qui aurait recours à la forêt pour affirmer sa liberté d’être, mais de l’exploration intérieure d’un homme mutilé par son propre passé qui erre dans les limbes glaciales d’un temps jamais retrouvé. Les arbres deviennent alors des cathédrales temporelles qui ne consacrent pas le souvenir mais condamnent la destinée. Le spectateur se retrouve dans la même position que Hugh Glass, attaché, forcé de regarder un ciel qu’il ne voit pas parce que voir l’invisible passe par des perceptions sensibles qui ne peuvent être présentes dans une dynamique de destruction. Iñarritu focalise davantage son image sur l’hyper présence des arbres qui empêchent le regard de se porter au-delà de ces derniers, allant jusqu’à franchir la limite de la subtilité en construisant un refrain-off : « When there is a storm, and you stand in front of a tree, if you look at its branches, you swear it will fall. But if you look at the trunk, you will see its stability. » Mais cette quête temporelle se retrouve aussi illustrée dans le mouvement physique même de Hugh Glass, qui sort de terre, rampe, agonise, pour remonter le temps de sa propre existence jusqu’à être accouché, à l’aube de sa vengeance, par le cadavre d’un cheval. Ainsi, l’acte final n’est pas celui du trappeur expérimenté, mais bien celui de l’enfant qui dans son premier rapport au monde s’exprime dans un cri. Et si le cinéaste peut défendre son film comme étant la représentation d’une souffrance épique dans le dédale des paysages intérieurs du personnage, n’omettons pas les propos d’Elie Faure : « ils sont bien rares, ceux qui s’aperçoivent qu’ils conduisent le cinéma à sa perte, plus rares encore ceux qui sont dignes d’en souffrir. » DiCaprio avait vu juste en employant l’expression « virtual reality » pour qualifier le travail d’Iñarritu. The Revenant permet d’éprouver toute la nuance qui peut exister entre virtualité et spiritualité. Tâchons de ne jamais oublier que cette dernière ne peut pas naître dans un cinéma de la démonstration mais doit surgir de la révélation intrinsèque à l’image cinématographique. What can never be lost is gone…

par Marion Labouebe
dimanche 13 mars 2016

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