Cannes 2017

Changer les choses - Compétition officielle #1

LE JOUR D’APRES de Hong Sang-Soo

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8.5

C’est peut-être un deuil qui préside au Jour d’après, film qui marque le retour du cinéaste en compétition à Cannes. Hong Sang-soo marque là l’achèvement d’un tournant engagé il y a déjà plusieurs années, qui a vu ses personnages pris dans des cadres de plus en plus hermétiques pour y vivre une aventure désormais rentrée. Loin des décadrages de Conte de cinéma qui ouvraient l’espace en même temps que le fil narratif sur un angle mort venu prendre le relais, Le Jour d’après met en scène des personnages plus installés, en l’occurrence un couple marié, une amante et une nouvelle employée. La demeure familiale n’est plus le rempart infranchissable entre une jeune femme à séduire et le désir d’un personnage (Un jour avec, un jour sans), mais un espace que l’on fera le choix d’habiter. Le jour d’après acte ainsi la fin des déambulations angoissées : l’espace y est quasiment circonscrit aux intérieurs familiers des personnages, dont l’errance n’est plus que sentimentale. Rien d’achevé pour autant ; il faut toujours bien se diriger quelque part.

Les lignes de fuites ne sont plus urbaines. La rue n’est pas l’objet d’une exploration effrénée qui abrite dans chaque angle, chaque détour la possibilité d’une rencontre (Turning gate). La personne aimée ne se dérobe pas comme la jumelle de Yourself and yours, et n’est pas non plus cette surface de projection sur laquelle s’inscrivent les regards de ses prétendants en une toile paradoxale et pleine d’humour (Sunhi) : la rencontre n’est plus de l’ordre de l’horizon. Tout semble déjà posé : Bonghwan, critique et éditeur, entretient une liaison avec une amante. Sa femme soupçonne qu’il s’agit de son assistante, mais va se méprendre et s’en prendre à une nouvelle employée, Song Areum (Kim Min-hee). Quelques lieux, comme un bureau de travail, une salle à manger et un restaurant forment le cadre figé du film. Ils ne raccordent pas, et on circule d’ailleurs peu entre eux. Les lieux n’introduiront aucun glissement ; la respiration n’est plus le fait du cadre.

C’est pourtant quand tout semble là, quand tout semble donné qu’il faut prendre le temps de s’attarder chez Hong Sang-soo, à l’image de cette phrase entendue dans La caméra de Claire : « le seul moyen de changer les choses, c’est de les regarder très lentement, encore une fois ». La déambulation angoissée qui caractérisait les premiers films de Hong Sang-soo s’est comme résorbée dans l’image de Kim Min-hee, sa compagne et muse, qui accueille désormais la possibilité d’un redoublement de la narration et relance le jeu de variations cher au cinéaste. Nous découvrons la nouvelle employée de Bonghwan, Areum, le jour de son arrivée, à la faveur d’une discussion puis d’un verre pris avec son patron. Là encore, tout s’énonce de manière imperceptible. C’est une rencontre où déjà l’amour s’esquisse, dans un mouvement devenu quasiment un principe de pesanteur chez le cinéaste. Pourtant, nous avons vu en début de film Bonghwan étreindre une jeune femme plus jeune que lui, son amante. Cette première figure féminine se voit dès lors rattrapée par celle d’Areum la nouvelle venue, qui a le même âge et à qui le patron demande de l’appeler Sajangnim (« patron », qui semble ici sonner affectueusement), comme le faisait son amante au début du film, et qui, nous le comprendrons plus tard, travaillait au poste où travaille aujourd’hui Areum.

Il apparaît alors comme un prolongement naturel, inévitable que Bonghwan s’entiche d’Areum et en fasse son amante comme avec son assistante précédente. Les scènes de discussion, tout de suite personnelles, même au bar, installent une intimité propre à la naissance d’une relation, comme souvent chez Hong Sang-soo. Le cinéaste met en scène avec une simplicité et une concision remarquables ce glissement d’un rapport professionnel à un échange de plus en plus orienté vers la séduction, sans jamais qu’elle soit explicite. Pour ne pas perdre de temps et éviter la gêne, déclare Bonghwan à Areum, autant se tutoyer dès maintenant. C’était, dans Turning Gate, par un baiser que l’on « brisait la glace ». Les personnages du Jour d’après sont ici d’autant plus chastes qu’ils sont tiraillés entre leurs désirs ; la simplicité brute et crue du désir charnel d’un Kyungsoo dans Turning Gate l’a cédé à des étreintes plus mélodramatiques mais très sages. Parce que l’aventure est désormais intérieure, le corps a ses secrets que la chair ne connaît plus, et dans le personnage d’Areum, draguée, rappelée puis jetée, se rejouera sans jamais s’incarner vraiment cette trajectoire de l’amante de Bonghwan, le double réel, moins visible, présent quand on ne l’attend pas, comme un fantôme, lorsqu’elle se révèle à la faveur d’une coupe alors qu’on la croyait partie. L’amante parcourt ainsi le film comme une irruption, se révélant au détour d’un plan, à l’image de cette scène où nous voyons Bonghwan, qui boit avec Areum, se lever pour aller aux toilettes, puis que nous le retrouvons dans les bras de son amante apparue d’on ne sait où. La jeune femme alterne ainsi entre présence et absence, comme une ampoule égrène quelques derniers coups de semonce avant de s’éteindre tout à fait.

Le Jour d’après renoue ainsi avec l’angoisse des premiers films, offre à l’image la romance et sa résurgence possible, chacune évoquant comme un miroir fêlé la fragilité de l’autre. Le personnage de Kim Min-hee semble raconter ce que nous n’aurons pas vu de la relation entre Bonghwan et son amante. Elle reçoit la gifle, prend sur elle le laborieux pathétique de la scène de confrontation entre la femme et son mari adultère ; et la femme de Bonghwan d’être jalouse de la mauvaise personne mais de la bonne image. Areum est un objet de désir poursuivi ou repoussé, par lequel passent les stratégies de dissimulation de l’adultère — il n’en reste pas moins qu’elle ne peut coexister avec l’amante dont elle est le reflet en puissance. Si Bonghwan pleure comme un enfant alors qu’Areum et son amante se disputent du fait du manque d’attention dont chacune se sent victime, c’est que désormais sa romance fait face à son double fantomatique. Bonghwan aurait pu séduire Minhee mais son amante est là, et l’une devra remplacer l’autre. On n’a qu’une amante de même qu’on n’a qu’une femme, parce que l’amante est l’intervalle, l’envers du mariage, et que redoubler ce principe n’aurait aucun sens, sinon à chercher l’envers de l’envers ailleurs que dans l’endroit. C’est la question du titre, « keuhu », littéralement « après ça », après le temps du film où s’est incarnée et épuisée la crise affective, où un personnage oublié confirme sa nature de fantôme affectif quand l’autre a finalement intégré le modèle familial (une petite révolution chez ce cinéaste). Comment se rappeler, encore une fois, à son propre horizon.

par Hugo Paradis
jeudi 25 mai 2017

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