Cold spritz

Qui a peur de Park Chan-wook ? Les dilemmes posés par ses intrigues, d’une immoralité à une autre, ses exercices de style tape-à-l’oeil en ont fait un cas problématique, un animal effrayant ou repoussant. Partagé entre les extérieurs nuits et les éclairages électriques blafards des intérieurs, Thirst reconduit les ténèbres ampoulées de son cinéma. Logiquement, le film n’aspire qu’à une chose, voir la lumière du jour. C’est ce qui se passe à la dernière séquence, et elle éclaire tout le Park. Elle est belle et majeure pour son cinéma. Que ceux qui n’ont pas encore vu le film s’arrêtent ici et repassent après la séance ; on parlera surtout de la fin du film. Il s’agit d’un double suicide en pleine lumière des deux héros vampires - un prêtre suicidaire contaminé et sa victime consentante. Un surlignage solaire qui permet le déclic : de film en film, Park Chan-wook ne fait que mettre en scène le suicide. Examinée de près, sa filmographie constitue une brigade de suicidés et suicidaires.

2000, JSA : premier succès, délimite le terrain d’un thriller politico-militaire sur une zone de démarcation entre la Corée du Sud et la Corée du Nord. A partir d’un incident diplomatique, le meurtre de deux soldats nord-coréens par un sud-coréen qu’ils auraient enlevé, une enquête s’ouvre et révèle des dessous plus complexes : la fraternisation entre les gardes des deux frontières, amitié clandestine qui, sous la pression d’un secret impossible à tenir, s’achève dans un bain de sang. Séquence à reconstituer, à développer surtout en flash-backs pour la comprendre ; entre Rashomon et Blow Out. A sa sortie (au moment de l’amorce d’une politique de détente entre les deux Corées) il devient le plus gros succès au box-office sud-coréen, et passe dans les festivals internationaux, Berlin notamment. Son sujet robuste, de commande, n’est pas très personnel, mais le suicide et la mort sacrificielle sont déjà là. 2002, Sympathy for Mr Vengeance : sujet plus intimiste, projet plus personnel et néanmoins ambitieux. Park met de côté les effets virtuoses de JSA mais poursuit ses recherches graphiques et narratives : nombreux plans fixes très composés, récit aux ellipses abruptes. La soeur malade du héros s’ouvre les veines dans la baignoire quand elle comprend que son frère organise un kidnapping pour réunir l’argent nécessaire à son opération, une greffe de rein. 2003, Old Boy : deuxième volet sur la vengeance. Old Boy ou le blockbuster de Park d’après un manga du même nom. Sur un sujet de farce tragique qui tourne en dérision des enjeux de Mr Vengeance, Park multiplie les expérimentations techniques et assemble des effets piochés ici et là sans s’encombrer des références pour élaborer une forme à la fois grandiose et grotesque, qui cherche ses équivalents en littérature, du côté de Shakespeare. Grand prix à Cannes 2004, attribué par Tarantino. La matrice incestueuse du récit provoque deux suicides : la soeur enceinte de son petit frère, qui ne peut supporter la rumeur, et des années après, le frère égaré qui, sa vengeance contre les bavards consommée, n’a plus rien à quoi s’accrocher. 2005, Lady Vengeance : dernière variation sur la vengeance, qui réunit les tendances des deux épisodes précédents. Mise en scène elliptique, qui fait notamment l’économie du moment le plus horrifique (Choi Min-sik torturé), mais multiplie en même temps les points de vue tout au long de l’intrigue ; l’image s’ouvre et se ferme comme une fenêtre actionnée par des voix-off secondaires, des récits en aparté. Sûrement la plus grande réussite du cinéaste. On n’y trouve pas littéralement de suicide, tout juste une main automutilée. Mais la Lady Vengeance en question passe 15 ans en prison pour avoir avoué, sous la pression et la menace, un meurtre commis par un autre. Le sujet serait presque plus politique que dans JSA ou Mr Vengeance, on assiste à une sorte de suicide forcé, façon démocraties populaires. 2006, Je suis un cyborg : Park sort de sa trilogie avec une comédie en appétit de genres, de la SF à la bluette sentimentale. L’héroïne convaincue d’être un robot se suicide chroniquement et dès le générique d’ouverture, par électrocution, en croyant ainsi alimenter ses batteries.

Les fantaisies et tourments inventés pour les personnages sont des alibis pour qu’ils se donnent la mort. C’est une véritable obsession. Tentons une hypothèse en mélangeant les plans. Le suicide est le seul échappatoire possible pour des personnages serrés dans une oeuvre asphyxiante. Puisqu’ils appartiennent à leur créateur, ils sont voués à choisir la manière la plus outrancière de s’éclipser. Park a littéralement joué aux marionnettes dans son segment du projet 3 Extrêmes. Révélateur, mais sans intérêt. Song Kang-ho interprète dans Thirst un prêtre, Sang-hyan, en poste dans un hôpital. Son travail consiste principalement à donner la dernière onction aux catholiques agonisants, pas le profil le plus léger. On peut comprendre que l’acteur, qui assumait déjà des tâches assez lourdes dans JSA et Mr Vengeance, cherche à en finir dès le début du film en se portant volontaire pour une mission expérimentale qui consiste à s’inoculer un virus mortel. Dès lors, l’exorciste ressuscite sous la forme d’un vampire, toujours atteint du virus qui le couvre de pustules, effaçables seulement en s’abreuvant de sang. On peut résumer l’intrigue schématiquement. Il tombe amoureux de Tae-joo, une fille qu’il a connue enfant, oublie avec elle à ses devoirs sacrés. A l’aide de ses nouveaux pouvoirs, dont une force décuplée, il oublie son éthique d’un vampirisme non-homicide et débarrasse Tae-joo d’un mari violent. Leur relation s’envenime néanmoins, paraît s’achever dans le meurtre. Mais le vampire va ranimer la mortelle avec son propre sang. La séquence est un paradis pour névrotiques. Il s’entaille à plusieurs reprises au-dessus de sa bouche pour faire jaillir son sang, mais les plaies cicatrisent aussitôt. Il s’acharne avec un tesson de verre mais rien n’y fait.Il finit par trancher sa langue pour l’engouffrer dans la bouche de son amante assassinée. Le couple vampirique se forme, avec d’un côté l’homme qui se nourrit de perfusions, de l’autre la femme qui chasse les humains pour le plaisir. Afin de conjurer l’engrenage, Song Kang-ho conduit à la fin son amante sur un terrain vague au bord d’une falaise, loin de tout, pour attendre les premiers rayons fatals. Encore une fois on peut servir tous les plats critiques tant la recette est chargée, de la provocation misogyne à la lourdeur poétique. Il faut voir ces plans où le couple sur le lit est séparé par le mari idiot revenu de noyade pour hanter leurs étreintes. On pourrait distribuer les points, décider si c’est ingénieux, grotesque, ou les deux à la fois. On peut aussi se contenter d’y relever un symptôme. Shin Ha-kyun, l’acteur dans le rôle du mari, avait déjà été découpé en morceaux par Song Kang-ho dans Mr Vengeance. On croise plusieurs visages familiers de la filmographie de Park dans Thirst. S’échapper d’un film de Park Chan-wook n’est possible qu’en mourant, mais cela ne suffit jamais, le cinéaste reprend la main à chaque tour. Il faut rejouer sa disparition ad nauseam.

La dernière séquence (Park la commente dans un vidéo-entretien réalisé à Cannes) est belle précisément parce qu’elle fait éclater la boule de neige mortifère, le cycle des meurtres et suicides qui ramassent plus d’inventions visuelles à chaque tour. Il y a là une sobriété qu’on ne connaissait plus au cinéaste. Un décor désert, pas plus de quelques éléments pour construire la scène. L’humour farceur et retors se réduit à un jeu de cache-cache minimaliste. Kim Ok-vin (Tae-joo) en est à son premier rôle pour le cinéaste, elle ne semble pas décidée à en finir et s’agite alors comme un oiseau pris au piège, tente d’aliter Song Kang-ho de force avec elle dans le coffre avant les premiers rayons. Song envoie voltiger la tôle d’un coup de pied, elle creuse un trou sous la voiture pour s’y terrer, il déplace l’engin. En définitive il ne reste plus qu’une chose à faire, attendre la mort, enlacés sur le capot. L’idée du suicide romantique chez les vampires n’est pas inédite, on l’a souvent vue solennelle. Park est évidemment autrement roublard, cela peut provoquer l’indigestion, mais lui permet aussi de réussir un tel épilogue. L’idée est aussi simplement plus drôle, quand on connaît sa filmographie, où tout le monde s’ingénie pour se venger, tuer, mourir. Le héros de ce dernier film a compris qu’au fond ce n’est pas la peine de se fatiguer, pas plus à traquer qu’à se sauver. L’agitation de sa dame n’est qu’une erreur de jeunesse. Song Kang-ho, superbe vieux sage (joufflu et toujours un brin débonnaire, il ressemble à Jean Renoir) du clan Park, sait qu’il n’y a qu’à se poser et laisser venir, la violence éclate et passe comme toujours chez le cinéaste, on meurt en grande pompe mais sans trop de dommages. La mort offre une respiration, jusqu’à ce que ça cicatrise, et qu’on soit relancé dans la partie. La démarche de Park ne va pas beaucoup plus loin que celle d’un marionnettiste, et ses doigts ne sont pas les plus fins. Des accidents heureux arrivent quand ses figurines se détachent de la scène, plus fous, plus beaux que le dispositif, c’est le cas de Song Kang-ho. Et des beautés adviennent quand l’esthète n’est plus subordonné au laborantin frénétique, quand il arrête la machine quitte à en désigner tous les rouages. C’est dans leurs creux que Park est bon.

par Olivier Waqué
jeudi 8 octobre 2009

Accueil > actualités > critique > Cold spritz
Tous droits reserves
Copyright