Boom

C’est un noyau en fusion. L’unique apparition de la scène de Woodstock dans le film d’Ang Lee est une lueur lointaine, déformée par l’absorption d’un cachet d’acide, qui emplit l’écran de couleurs psychédéliques. L’image en rappelle fortement une autre, ou plutôt deux : celle d’un champignon atomique explosant sourdement derrière la vitre d’un diner où est assise une fillette en pleurs, et celle d’une autre bombe, dans le même Hulk, explosant au terme d’une lutte à mort entre un père et son fils. Quant à Woodstock, on a rarement vu un film nourrir tant de fascination pour son sujet qu’il ne se permet de l’approcher que dans une seule image, au point de tout miser sur elle.

Hôtel Woodstock est sorti depuis une semaine et figurait en compétition officielle du dernier festival de Cannes. Ses secrets sont éventés. Il a depuis servi à commémorer le quarantième anniversaire de Woodstock, mais relativement peu à renouveler notre intérêt pour une filmographie inégale mais de plus en plus passionnante. Il ne s’agit donc pas d’une reconstitution minutée des trois jours de concerts. Ang Lee et James Schamus, son scénariste depuis Pushing Hands en 1992, adaptent les mémoires d’Elliot Tiber, fils d’un couple d’immigrés russes tenanciers d’un motel à Bethel qui, pour rembourser une dette, offrent leur ville et les pâturages d’un voisin aux organisateurs du festival. Pris de court par l’affluence inattendue, il aide ses parents à accueillir la foule au point d’en oublier d’aller voir l’événement de ses propres yeux.

Ces mémoires sont idéales, et pas seulement parce qu’elles vous évitent un bon paquet de mauvais morceaux. D’un point de vue dramatique, elles placent dans la peau des premiers submergés par la vague. L’insouciance de l’accord donné aux organisateurs renforce logiquement le sentiment d’envahissement et le poids de responsabilité porté dans la possibilité de l’événement. Or, cet événement est très ambivalent. Non pas qu’on puisse lui trouver, comme la mère de Tiber, un caractère maléfique. Mais parce qu’il est un rassemblement pacifique qui prend tous les aspects d’un état de guerre : exode massif par les routes de campagne, atterrissages d’hélicoptères, grange transformée en infirmerie, jusqu’à l’inévitable désastre écologique occasionné par les festivaliers. Il faut évidemment s’en remettre au titre original pour saisir le projet d’Ang Lee : Taking Woodstock, le prendre d’assaut.

Pour s’en faire une idée, se figurer un film catastrophe où tout serait détruit non pas par une déclaration de guerre ou un désastre climatique, mais par un élan pacifique. Après Hulk, Ang Lee rend à nouveau hommage à la destruction.
L’idée est forte d’associer aussi ouvertement Woodstock et le Vietnam. Forte mais évidemment loin d’être neuve à moins de la préciser. En dehors de quelques mots didactiques, le scénario s’offre peu aux slogans d’époque qui érigeait le festival en protestation massive, mondiale et pacifique contre la Guerre. Il n’essaie pas plus d’importer dans les foyers américains des images de souffrance du peuple vietnamien afin d’éveiller le sentiment d’une faute, comme Martha Rosler avait pu le faire férocement dans un célèbre montage photo. L’art a enrôlé le Vietnam pour reposer la question de son engagement politique. Trente ans plus tard, The Ice Storm (gros casting, 1996) reformulait la question de manière plus insidieuse. L’époque post-Vietnam y était revisitée comme un vaste champ de glace et d’affects congelés voire pire, passés au napalm.

Hôtel Woodstock opère de manière plus transparente par l’intermédiaire d’un ami d’Elliot tout juste rentré d’Asie et manifestement hanté. Fou ? C’est ce que croit Elliot. Voyant deux fois Billy se comporter comme sur un champ de bataille, il feint de rentrer dans son jeu pour lui faire quitter la brousse et rentrer au QG. Sauf que Billy n’y voit qu’un motel et regarde Elliot d’un air stupéfait et déçu par sa condescendance, tout en réaffirmant, levant la tête vers les arbres, que quelque chose gronde. La question n’est pas de savoir s’il est fou, s’il voit ou délire. Il voit et délire. C’est un fait, ce paysage d’Amérique profonde ressemble de plus en plus aux rizières vietnamiennes. L’un des organisateurs venus tâter le terrain fait un pas dans une clairière et tombe à l’eau, réalisant qu’il s’est aventuré dans un marais. Tout devient double : les lieux sont de deux origines, les slogans sont à double tranchant, et un vétéran de la guerre revient en un beau personnage de travesti viril et protecteur.

L’opération rappelle celle de Brokeback Mountain, celle d’ouvrir un paysage codifié à l’évidence d’une vie entre hommes, homosexuelle. Le paysage de Woodstock et la reconstitution de son activité grouillante laisse pareillement apparaître le Vietnam comme vérité profonde. Elle n’a dès lors besoin d’aucun slogan pour la dire. C’est comme un phénomène naturel. Les premières notes de musique sont apportées par un souffle de vent sur un lac, alors que le ciel commence à gronder. La courbe des buttes rappellent en même temps un guet-apens qu’un souvenir d’enfance. La scène de concert semble exploser comme une bombe, d’une manière aussi sublime qu’effrayante. Pas étonnant qu’on s’émerveille finalement d’un pauvre champ de boue, tandis que l’initiateur du festival Michael Lang annonce joyeusement l’organisation prochaine de ce que nous savons être un nouveau désastre : les Rolling Stones à Altamont.

La force du film est de fondre le pendant et l’après, la description sèche de l’organisation de Woodstock et ce que nous en savons aujourd’hui. Fondre, c’est à dire les unir, formellement, dans un pressentiment de catastrophe et la nostalgie d’une extase. Sa beauté est de loger le souffle historique du festival presque entièrement dans des manifestations climatiques ou lysergiques. Tout se passe comme si la narration n’était que le contexte d’expérimentations formelles, certes très discrètes, sur la douce contamination du paysage, les bouffées délirantes qui superposent l’image de pays en paix et en guerre, l’émiettement du cadre en images simultanées.

La scène de Woodstock fonctionne comme une bombe, comme une vague qui emporte tout sur son passage. Les mémoires d’Elliot Tiber sont idéales car tout en promettant de vous placer au centre du cyclone, elles disent en même temps qu’un évènement d’une telle force n’a pas de centre. C’est une vague qui ne fait que vous repousser toujours plus loin, jusqu’au Vietnam. Elle traverse tout et vous envoie à la périphérie. Ang Lee le sait qui, à l’époque à Taïwan, n’eut que vent du phénomène Woodstock. Son Hulk réalisait finalement qu’en affrontant son père, il libérerait une force telle (une bombe atomique à nouveau) qu’il serait repoussé loin, jusqu’aux jungles sudaméricaines. Voilà pourquoi on n’a pas envie de parler de ce qu’Hôtel Woodstock comporte d’éléments narratifs et sociologisants – une mère tyrannique, un fils timide, une homosexualité à affirmer, etc. Non pas qu’ils n’existent pas, ou qu’il n’y ait rien à en penser, mais ils sont pour peu dans la puissance du film et le souvenir qui nous en reste.

Ang Lee est un cas décidément singulier de mélange entre le cinéma asiatique et américain. L’animisme et la puissance de la nature s’y associent à une grande conscience historique du paysage. Bien qu’à la fois plus subtil et plus lourd, didactique, son ton ne peut rappeler que celui de Shyamalan. Leur rapport à l’Amérique est certes différent. Lee travaille sur la vérité historique des lieux quand Shy fertilise le terreau du mythe. Il n’empêche, tous deux partagent une science du découpage et un goût pour l’héroïsme quotidien dont il faudra reparler.

par Eugenio Renzi, Antoine Thirion
samedi 3 octobre 2009

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