Psychopathologie du jeune cinéma français

Si on se limitait à une simple critique, pour ainsi dire superficielle, de la forme et du contenu de ce film, le papier serait peut-être court. Déjà les panotages infinis et répétés du Père de mes enfants montraient une cinéaste qui, à défaut de produire un mouvement, en concevait de faux, ballottait ses personnages d’un lieu à un autre, d’une ferme à une église, d’une voiture à la porte d’un immeuble, de la cage d’escalier à l’entrée d’un bureau, et puis reprenait la chaîne en sens inverse. Un amour de jeunesse repose sur la même laborieuse inertie. Il panote dans l’espace et dans le temps, balayant moments, lieux et amours pour enfin revenir à la case départ, créant l’impression d’un déplacement alors que le film est resté d’un bout à l’autre au même endroit, immobile sur son axe. Et puisque le récit est encore plus ténu que celui du précédent, la structure s’arme ici d’une facilité de plus. Des séquences-brochettes, où la musique enfile un diaporama de plans, illustrent des passages de la vie de l’héroïne. L’effet, qui sert dans la comédie américaine à concentrer l’action, est employée ici afin de la dilater outre mesure. Le drame se déroule sur une dizaine d’années. Lola Créton et Sebastian Urzendowsky, respectivement Camille et Sullivan, adolescents et jeunes adultes, s’aiment, se séparent puis se retrouvent. À tout moment, et dès la première image, le spectateur sait exactement ce que ces personnages viennent faire. Aucune action particulière ne leur est demandée. Ils expriment immédiatement par leur corps, par leur manière d’exister dans le plan, une image. La mollesse du garçon et la fadeur asexuée de la fille sont à l’image même du film. Or, ce qu’il y a de remarquable dans le travail d’un acteur est sa capacité à entrer en conflit avec la continuité du film. Son travail, comme tout travail, est avant tout « négatif », dans le sens où il s’oppose à la positivité de l’enregistrement. En ce sens, Créton et Urzendowsky sont ici moins des acteurs que des modèles, dans un sens proche que celui qu’entendait Bresson dans ses notes. Ici, tout est « face ». L’image ne connaît aucune limite. Elle n’est donc pas une image à proprement parler.

Cette fadeur et cette mollesse ne sont nullement hasardeuses. Elles font partie d’une fièvre asiatique que le cinéma français a contractée depuis une vingtaine d’années ; elle a été abondamment théorisée, défendue et pratiquée par certains critiques d’un côté, par certains cinéastes de l’autre, et surtout par Olivier Assayas dont Mia Hansen-Love est l’élève la plus douée. Forme molle, cinéma fade qui sont liés à l’esprit motivant son travail. Cet esprit mérite une réflexion approfondie, parce qu’il révèle un moment du cinéma actuel, et le cristallise plastiquement.

Un artiste avec ses problèmes de drogue, un producteur suicidé, un amour de jeunesse. Une vue rapide sur les sujets des trois premiers films de MHL soulève une objection : ce cinéma n’a pas vocation à saisir l’esprit d’une époque, mais seulement à creuser des histoires ordinaires traitées à l’échelle des individus concernés. Quand on parle d’esprit d’époque, on a l’air de lui prêter une intention qui n’est pas la sienne, et une ambition qui la dépasse. Mais l’esprit de l’époque que nous vivons ne se caractérise-t-il pas par le refus hystérique d’un quelconque engagement ? On a eu un cinéma marxiste, un cinéma catholique, sioniste... Et, dans une certaine mesure, ces cinématographies existent encore, réduites à la marge, comme des animaux en voie de disparition dans un environnement qui leur est devenu désormais hostile, abritant et favorisant plutôt un cinéma qui prospère dans son humanisme indéfini, fier de son universalisme sans aspérités.

Pour aller plus loin, dans le non-dit et le non-pensé de ce cinéma, je vous propose un brusque changement de perspective. Au lieu de considérer ces récits pour ceux qu’ils sont, trois fois rien, imaginons qu’ils soient des rêves. Imaginez que ce que vous voyez n’est pas un film. Imaginez plutôt être assis dans votre fauteuil de psychanalyste. Votre patiente est cinéaste. Elle est allongée devant vous, dans le noir. Elle vous raconte deux rêves.

Deux rêves

Il y a un producteur. Il est célèbre. Il a produit beaucoup de films avec des auteurs importants. Il n’est pas très grand, mais il est charismatique. Il a les cheveux longs, une voix chaleureuse. C’est un père. Malgré son apparence solide, il a des soucis. Mais il les garde pour lui. Il porte tout sur ses épaules. Il ne s’arrête jamais. Il court à droite et à gauche.

Quel genre de soucis ?

Toutes sortes. Son travail. Il a des problèmes financiers. Mais il prend tout pour lui. Il ne cède pas. Il cherche des solutions pour permettre à ses cinéastes de tourner tranquillement. Il les protège. Il protège tout le monde.

Vous le connaissez ?

Non. Enfin, dans le rêve je le rencontre. Je lui envoie mon premier scénario. Il décide de me rencontrer.

Pourquoi veut-il vous rencontrer ?

Parce que mon scénario lui plaît. Il veut le produire.

Pourtant, vous avez dit qu’il avait des soucis...

Oui. Mais il est comme ça. Il ne peut qu’avancer.

Il vous reconnaît ? Il sait que vous avez été actrice et critique ?

Non.

Comment est-ce possible ?

Dans le rêve, ce n’est pas vraiment moi qui le rencontre. Enfin, c’est bien moi. Mais je suis un jeune garçon que personne ne connaît. J’ai juste écrit un scénario.

Pourquoi dites vous alors que c’est bien vous ce jeune garçon ?

Parce que le scénario qu’il a écrit est celui de mon premier film, celui que je viens de tourner : Tout est pardonné.

Une fois, vous m’avez parlé d’un producteur. Quelqu’un que vous aimiez beaucoup et qui est mort. Attendez, je cherche dans mes notes. Voilà, mai 2007 vous me disiez : « J’ai écrit Tout est pardonné pendant l’hiver 2003, et j’ai rencontré mon premier producteur, Humbert Balsan, en mars 2004, dans un petit festival, où passait mon premier court métrage. Humbert Balsan était président du jury. J’ai reçu un prix de la mise en scène car mon court métrage lui avait beaucoup plu. Quelques semaines plus tard, il a reconnu mon nom en lisant les Cahiers, et il s’est souvenu de moi. Il a appelé Jean- Michel Frodon en demandant à me rencontrer. Cette rencontre m’a donné un élan immense, que je ressens encore aujourd’hui. » Le producteur dans votre rêve est Balsan ?

Oui, je pense que c’est lui.

Mais dans votre rêve, il ne vous connaît pas.

Non. Mais cela n’a pas d’importance. Ce rêve n’a rien d’autobiographique. Le producteur aime mon travail. Tout comme Balsan avait aimé mon premier court. Voilà tout.

C’est peut-être juste un détail en effet.

Il aimait vraiment mon scénario.

Pourquoi dites vous « vraiment » ? Il produisait des choses qu’il n’aimait pas ?

Non. Il tenait à tous ses films. À certains plus qu’à d’autres. C’est normal.

Pourquoi produire des films auxquels il ne tenait pas spécialement ?

Parce que la production fonctionne comme une machine. Le CNC donne de l’argent à des projets et pas à d’autres. Donc il vaut mieux en avoir plusieurs. Parfois, un film dépasse le budget. Et pour le terminer, on utilise, ne serait-ce qu’en guise d’avance, ou pour tranquilliser les banques, de l’argent prévu pour un autre film dont la production n’a pas encore démarré, pariant sur le fait qu’une fois le premier terminé et vendu on rentrera dans les frais qu’on pourra réinvestir dans l’autre. Du coup, on se presse parfois de produire des films auxquels on ne croit qu’à moitié, mais dont le financement est facile, parce qu’ils sont plus commerciaux, parce qu’ils rencontrent les désirs des chaînes de télé, ou parce qu’on imagine que le CNC va aimer le projet.

Balsan vous a dit qu’il allait utiliser l’argent prévu pour votre film pour terminer un autre film ?

Non. Bien sûr que non.

Mais vous l’avez soupçonné ?

Il avait du mal à achever certains films. Un film en particulier, d’un cinéaste hongrois chiant qui lui demandait de plus en plus, sans se soucier des difficultés de la boite. En tant que critique, j’ai des connaissances dans le milieu. Mon copain est un réalisateur important. Cela ne veut pas dire que le CNC allait forcément m’accorder l’avance sur recettes. Et d’ailleurs par la suite mes connaissances aux Cahiers ont été un obstacle plutôt qu’autre chose, car le rédacteur en chef, qui était dans la commission, ne pouvait pas me blairer. Mais peut-être que Balsan...

Vous auriez aimé que son envie de vous produire soit...

Qu’elle soit pure. Vous savez, les films sont comme des fils pour moi.

Parlez-moi de votre deuxième rêve.

C’est très simple. Il y a un chapeau qui tombe dans une rivière.

Vous reconnaissez l’endroit ?

Oui. C’est juste à côté d’une maison de campagne qui appartient à mes parents. On y allait souvent autrefois. Une fois j’y suis allé avec un jeune garçon. Un amour de jeunesse.

Vous êtes allés ensemble vous baigner ?

Non, jamais. Lui y est allé. Mais tout seul. Je n’aime pas me baigner dans cette rivière.

Pourquoi ?

Elle va trop vite. Elle emporte tout. C’est comme une foule. Je n’aime pas les foules non plus.

Pourtant vous aimez le cinéma. Vous n’aimez pas les foules de spectateurs qui remplissent les salles ?

Non. Les spectateurs aussi vont trop vite. Ils oublient trop vite. Ils regardent à peine. Avant, peut-être, c’était différent. Mais aujourd’hui le cinéma d’auteur n’a plus vraiment de spectateurs. Il faut l’aider pour les peu de gens qui l’aiment vraiment. C’est comme pour les oeuvres d’art. Je vais souvent au Musée d’Orsay. Les gens qui le traversent ressemblent vraiment à une masse d’eau. Ils regardent tout sans rien voir. Ils passent devant un vieux bureau. Ce vieux bureau a appartenu à quelqu’un. Un artiste, un peintre, un collectionneur. Des choses magnifiques ont été écrites sur ce bureau. Mais eux, ils ne le savent pas, ne le soupçonnent même pas, ne s’en soucient pas. Je les méprise pour ça. Je ne peux pas rester au milieu d’eux. Ou bien pour le délice de la noyade.

Pourtant, ce sont les mêmes gens qui soutiennent le travail des cinéastes comme vous.

Il me soutiennent, sans faire aucun effort. Comme ils ont soutenu Truffaut ou Bergman. Le cinéma d’auteur, tout comme le Musée, n’est pas fait pour eux. Il y a deux manières d’aimer. Une manière intellectuelle et une manière immédiate. J’ai toujours aimé le cinéma d’auteur. C’est un amour vrai, charnel. C’est un don, et d’une certaine manière un châtiment. Ça ne s’explique pas.

Qu’est-ce que ce chapeau d’après vous ?

C’est moi qui, depuis un rocher, le lance dans l’eau du fleuve. Il est comme un petit bateau. L’eau le soutient sans même le toucher. Je suis contente de le voir flotter au-dessus de tout. Alors que l’eau coule dans l’abîme. Je pense que ce chapeau c’est mon cinéma.

Pourtant, votre cinéma rencontre beaucoup de succès. Les critiques sont enthousiastes. Je viens de lire Le Monde, Libération, Les Inrockuptibles. Tout le monde vous félicite.

Des critiques, oui. Mais la masse du public, le fleuve pour rester dans le symbole, n’aime plus le cinéma. Le cinéma d’auteur est une citadelle, un petit bateau, une petite chose qui flotte au-dessus de la masse. Vous connaissez « The Water » ? C’est une chanson de Johnny Fynn et Laura Marling. Le refrain dit : The Water sustains me without even trying / The water can’t drown me, I’m done / With my dying.

par Eugenio Renzi
mardi 12 juillet 2011

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