Apartiède

Vous êtes sans doute prévenus : une savante mayonnaise s’étale depuis quelques semaines sur écrans et papiers. District 9 est un film d’anticipation sur deux temps – aujourd’hui et d’ici vingt ans, en Afrique du Sud – produit par Peter Jackson sur un scénario original de Neil Blomkamp, créateur de jeux vidéo qui réalise, à moins de trente ans, son premier long-métrage. À beaucoup, le cas rappelle celui de Cloverfield, parrainé par J.J. Abrams et réalisé par l’inconnu Matt Reeves, le home-movie de l’apocalypse new-yorkaise. District 9 n’est pas à la hauteur de cette attente mais il mérite une vision.

Les films catastrophes promettent depuis des lustres tous les désastres, de l’attaque extraterrestre à la glaciation intégrale, mais l’image de D9 qui a circulé procède un peu différemment : comme si vous la voyiez sur iTélé. Pas d’apocalypse mais un quotidien modifié. Une gigantesque base alien stationne dans le ciel de Johannesburg. Rien n’en sort. Une mission militaire sud-africaine y est envoyée et découvre une colonie d’un million de crevettes humanoïdes de deux mètres de haut. Peu de suspense, la mèche porno-télévisée est aussitôt vendue : les crevettes sont des êtres monstrueux et dégoûtants. En tant que spectateurs, on est piégé dans ce sentiment de répulsion que le film ensuite travaille avec la bonne conscience d’un opuscule anti-raciste. Revenons à l’infraction dans la navette. Ce n’est dès lors plus tant une rencontre du troisième type qu’un désastre humanitaire. Vite réaménagé, un ancien bidonville baptisé « District 9 » les accueille.

Vingt ans plus tard, c’est devenu un ghetto qui, bien que central, est séparé de Johannesburg par des barbelés. Les hôtes comprennent désormais l’anglais mais endurent la ségrégation. Ils traînent comme des bêtes sauvages ou des jeunes désœuvrés dans une ville qui renoue clairement avec l’Apartheid. Dans leur huttes de tôles, ils ne sont pas plus libres, un gang de Nigérians les exploite en leur vendant à des prix exorbitants de la nourriture pour chat. Voilà le cadre. Réaliste, fantaisiste, comique. Un collage de souvenirs de Cloverfield, La Mouche de Cronenberg, Robocop et Starship Troopers de Verhoeven. Le héros du film est un nerd coriace, chargé par l’armée (sorte de caricature de l’ONU, l’OMU : Organisation des Multinationales Unies) d’expulser les aliens. Touché par un fluide, il se transforme petit à petit en crevette et devient la proie de son propre employeur, intéressé par les bénéfices militaires à tirer de son précieux corps mutant, et de Nigérians qui rêvent d’en goûter la chair.
Double salto arrière. A l’Apartheid d’y il a vingt ans, mais aussi à la période qui lui a succédé, l’Afrique du Sud de Nelson Mandela et Thabo Mbeki, où la nouvelle égalité emblématisée par la « Commission Vérité et Réconciliation » n’éteignait ni la discrimination ni la peur. L’impression, là, est de faire le tour de la page wikipédia à l’entrée « Afrique du Sud », paragraphe « histoire récente ». Histoire à peine camouflée sous des métaphores aussi postiches que le maquillage des crevettes. Le fluide qui provoque la métamorphose du héros fonctionne en reprenant à la lettre d’une illustration BD les conséquences politiques et sociales de l’épidémie de sida dans la région, sida qui, répandu dans les quartiers pauvres et noirs, a constitué lors des années 90 un nouveau mur de séparation à l’intérieur de la communauté africaine formellement réunie. Le héros mutant de D9 est accusé par les autorités de rapports sexuels interdits : une vidéo diffusée en boucle à la télé le montre en train d’enculer une crevette. Le tout est filmé comme le compte-rendu journalistique de l’affolement des autorités. Patchworks d’interviews au bureau, de réunions de briefing, de moments intimes et de caméra embarquée. Plus d’une fois, vue la veulerie du héros, cela ressemble à un épisode de The Office, ironie comprise. La comparaison se délite ensuite au profit d’une autre forme de télé reportage, plus hollywoodienne et catastrophiste, toute pliée sur l’opinion publique : interviews dans la rue des citoyens de Johannesburg, des blancs et des noirs, qui expriment leur peur et leur dégoût pour les sauvages d’à côté. Le modèle est à nouveau la télé : les faux docu-réalité sur une catastrophe redoutée et désormais médiatiquement réelle. La fin est spielbergienne : pauvre film d’action sur un déploiement militaire agressif et la nouvelle entente d’un humain et d’un alien.

D9 se pose de nombreux défis. Trop, cela donne paradoxalement à beaucoup une raison pour le défendre : la variété de registres et les maladresses de la série B demeurent des antidotes sympathiques à la surenchère spectaculaire des films catastrophe des années 1990 autant qu’à leur reformulation sérieuse dans notre décennie post-11/9. Il n’empêche qu’on peut préférer la monotonie administrative des Revenants de Robin Campillo à la fraternité spielbergienne sur laquelle se conclut D9. C’est en tout cas le piège du film : bon pour les journalistes qui ne voudraient parler que de l’Afrique du Sud, bons pour les critiques qui préfère n’y voir que série B potache. Le défi le plus ambitieux du film consiste à rivaliser avec la satire de Verhoeven. De toute évidence, les origines hollandaises communes ne garantissent pas le résultat. On voit bien combien le génie de Starship Troopers fait défaut, son ingrédient principal, la capacité de Verhoeven à rester dans un univers entièrement symbolique. D’où la force des ses allégories monstrueuses, qui jamais n’atterrissent sur leur réfèrent ni n’en décollent, mais flottent en permanence au dessus des têtes des spectateurs pour les travailler. Cette dimension figurative, qui est le signe d’une cohérence à la fois formelle et intellectuelle, échappe totalement à Neil Blomkamp. Son film n’arrête pas de sauter de Starship à Rec, de rester dans l’ordinaire métaphorique de l’actualité politique de l’Afrique du Sud. Dans les faits, ce mélange conduit un bon scénario au ratage. Intéressant, comme tout les ratages, puisque porteur d’une réflexion sur ses limites, en l’occurrence la synthèse impossible entre la poétique du non-présent (Cloverfield, Rec) et la satire du non-à venir (Starship).

par Eugenio Renzi, Antoine Thirion
mercredi 16 septembre 2009

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