Cure de peur

« Le film le plus fantastique que j’ai vu et le plus terrible, c’est un film chirurgical qui s’appelle Trépanation pour crise d’épilepsie du professeur Martel, l’inventeur du trépan électrique et un héros de la chirurgie crânienne ». La confidence est de Georges Franju. Marqué par cet opus scientifique, le cinéaste fera de la précision documentaire, notamment dans les séquences d’opération des Yeux sans visage (1959), une source d’effroi. Chaque intervention du professeur Génissier (Pierre Brasseur), réalisée avec sérieux et méthode selon le protocole hospitalier, y rappelle aux spectateurs obnubilés par les symboles familiers des catabases et autres cris de cerbères, le sujet du film : la greffe.

Dans son premier long-métrage Captifs, Yann Gozlan se réclame de cette prestigieuse lignée chirurgicale. Dès les premiers plans, le surgissement d’un masque blanc et les cris enragés d’un chien signalent une dette assumée. Mais le cinéaste ne se contente pas de citer Les yeux sans visage, il en propose une nouvelle version. Dans le film de Georges Franju, des étudiantes se font enlever par le professeur Génissier qui les dépèce pour tenter de redonner un visage à sa fille défigurée. Elles sont remplacées ici par Carole (Zoé Félix), une jeune médecin humanitaire, faite prisonnière avec deux collègues par des trafiquants d’organes en ex-Yougoslavie. Cette transposition est conduite par une idée que Yann Gozlan reprend à Franju, qui lui-même l’avait découverte lors d’une projection de Trépanation pour crise d’épilepsie. Les spectateurs ne sont pas tant effrayés par des blessures jugées bien naturelles que par une médecine perverse qui en ajoutent de nouvelles. Les seuls gestes d’un praticien – qui casse, découpe, ouvre les corps pour recoudre ensuite des personnes devenues autres ou, pire, d’autres personnes – suffisent à effrayer une salle. Toutefois, s’il reprend cette analyse, Gozlan effectue néanmoins un renversement intéressant vis-à-vis de ses aînés. Dans son film, le point de référence n’est plus le chirurgien et sa table de billard, mais la victime apeurée (Carole) qui tremble dans son cachot. Le cérémonial du scalpel est relégué au second plan, la caméra se tapit avec les prisonniers dans les cachots où ils sont enfermés avant d’être pillés.
Le film – qui ne se permet aucune incursion (ou presque) dans la salle d’opération, s’astreint de lui-même à une économie fragile. Privé de la puissance visuelle de l’hémoglobine, il parvient à l’efficacité en se concentrant sur bien peu de choses : l’attente angoissée des personnages et les soins qui leur sont procurés pendant ce temps. Pendant la majeure partie de Captifs, un huis clos enferme avec les détenus, des spectateurs rendus ainsi plus sensibles à la violence diffuse qui investit progressivement le sous-sol. Le son participe activement de cette claustration du public qui s’identifie aux prisonniers. En principe, le silence règne dans la cave ; chaque cri, chaque bruit est donc doté d’une terrible intensité. L’angoisse de la torture, de la mort – qui restent hors-champ – se loge dans chaque pas des geôliers, dans chaque sonnerie du téléphone qui relie le haut et le bas de la maison. Ces cellules ne sont pas que des salles d’attentes, elles sont aussi des espaces de cure personnalisée. Ainsi, Samir (Arié Elmaleh) qui a le malheur d’être en forme est très vite emmené, pour réapparaître sur une civière, pillé. Ses compagnons Carole et Mathias (Éric Savin), plus mal en point, sont nourris et soignés par des tortionnaires attentifs à une marchandise qu’ils veulent en pleine santé. Captifs joue sur cette situation paradoxale : dans cette prison, chaque soin prodigué n’est qu’un pas de plus vers une mort affreuse. Les scènes avec le médecin de la prison qui traite surtout Mathias – seul prisonnier à avoir été blessé par balle alors qu’il tentait de fuir – sont parmi les plus fortes du film. Ses gestes secs et précis font d’un changement de pansement, une prolepse d’interventions futures. De la même manière, un simple check-up se transforme en interrogatoire. Armé de son stéthoscope, le praticien devine à la fréquence des battements de cœur de Mathias, son projet d’évasion. Outre ces soins chirurgicaux, l’institut yougoslave propose, certes par défaut, un traitement analytique. En effet, l’emprisonnement n’est pas uniquement vécu par les deux personnages comme un traumatisme, il leur permet également d’affronter, le temps d’un court stage intensif, leurs angoisses refoulées.
Carole et Mathias débutent chacun, dans leurs cellules respectives, une cure analytique. Celle de Carole est préparée pendant toute la première partie du film. Le spectateur connaît l’épisode – résumé lors des premiers plans – qui hante la vie de la jeune femme depuis l’enfance. Alors qu’elle jouait à cache-cache dans une ferme avec une amie, elle a découvert cette dernière tuée par un chien enragé. La bête l’a alors attaqué, mais elle a réussi à se réfugier dans une voiture. Tous les éléments de cet incident traumatique sont représentés dans la prison médicale. Pour donner un exemple, les cachots se trouvent dans le sous-sol d’une casse, à côté d’une pièce où est enfermée une meute de chiens. L’héroïne devra donc affronter une à une ses peurs avant de pouvoir se délivrer. En effet, la cure doit être menée à son terme avant qu’une quelconque fuite soit envisagée. Le schématisme de ce trajet cathartique est délibéré. Toujours à vue, il ne vise pas à constituer une intrigue autonome, mais sert de combustible pour alimenter l’action, la tendre encore davantage. La culpabilité fait courir plus vite, en somme. Idée qui se dégage notamment du jeu sobre et athlétique de Zoé Félix qui, loin de s’en remettre uniquement à son visage, interprète avec tout son corps cette aventure analytique.
Alors que le spectateur a toujours un temps d’avance sur Carole dont il suit pas à pas l’évolution de la cure, il est tout autant sonné que Mathias par le retour de son refoulé. Ce médecin humanitaire se fait, rappelons-le, soigner ou plutôt maintenir en vie avant d’être charcuté par des trafiquants, dans le pays où il vient d’intervenir. Leurs soins intéressés le renvoient à sa propre image : il réalise, que lors de ses missions à l’étranger, il a toujours travaillé « pour lui » et non pour les autres. Cette prise de conscience brutale est aussi celle du spectateur. Ce dernier comprend alors que l’attribution des rôles chirurgien/patient, que le récit et la mise en scène lui ont rendu évidente, ne l’était pas tant que ça. Lui qui croyait s’identifier aux victimes tout le film durant, s’est, en réalité, senti solidaire de personnages qui participent peut-être d’une organisation tout aussi nocive que celle des trafiquants d’organes. Le sentiment d’enfermement induit par le huis clos était un leurre, le spectateur n’est pas du côté des captifs, mais bien des chirurgiens. Un germe de cette idée se trouve dès les premières minutes lors d’un curieux échange entre Mathias et Samir. Alors que le premier, vantard, affirme : « Je gère au Darfour », son collègue lui répond moqueur : « Qu’est-ce que tu gères ? », puis, la discussion est interrompue. Le long travail d’analyse de Mathias permettra de répondre à cette question justifiée et de faire surgir l’hypothèse polémique du film : les missions humanitaires organisées par les pays riches ne maintiennent en vie les pays pauvres que pour pouvoir les dépecer. Pourtant Yann Gozlan affirme que son film n’est animé par aucune prétention politique. Possible. Toujours est-il qu’une analyse intensive et le retour d’un refoulé tiers-mondiste suffisent à nous plaquer dans nos fauteuils.

par Felix Rehm
vendredi 8 octobre 2010

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