Chic & choc

Après Mia Hansen-Love et son film sur Balsan, après Olivier Assayas et son film sur Carlos, après Kechiche et son film sur la Venus Hottentote [ici], quatrième volet de la nouvelle qualité française : Christophe Honoré. Tout comme les autres, Homme au bain a été salué avec enthousiasme par Les Inrockuptibles et Libération. Le contraire aurait surpris. Les deux (la nouvelle qualité et la nouvelle presse) sont une création des années 80 qui perdure aujourd’hui. Création d’une idéologie « chic et choc » : libérale sur les questions économiques, libertaire sur les questions de société. Le dernier film d’Honoré est à cet égard exemplaire.

Il y a au moins deux hommes au bain dans Homme au bain. Le premier, Emmanuel, vit à Gennevilliers avec Omar, réalisateur de films. Dans la séquence d’introduction, un plan – celui qui apparaît sur l’affiche – montre l’acteur (François Sagat) de dos, dans la même position que le personnage du tableau de Caillebotte auquel le film emprunte son titre. Le second est un étudiant québécois qu’Omar rencontre à New-York et filme dans la baignoire d’une chambre d’hôtel. Homme au bain est donc clairement scindé en deux parties, comme Franny et Zooey, le roman de Salinger que lit le jeune homme : l’une raconte le désespoir d’Emmanuel, resté seul dans l’appartement de Gennevilliers après le départ de son compagnon ; l’autre met en scène l’amourette new-yorkaise entre Omar et le jeune Canadien. Dans ce volet américain, Christophe Honoré reprend des images tournées pendant la présentation à New-York de son précédent film, Non ma fille tu n’iras pas danser.

Entre le grand tableau de famille cher au cinéma français et le journal intime d’une séparation, l’écart qui sépare les deux longs-métrages ne pouvait être plus grand. Il s’agit pourtant toujours de la même histoire, que Christophe Honoré reconduit d’un film à l’autre. Deux personnes s’aiment mais ne savent pas s’aimer, se fuient, se tournent vers d’autres partenaires, pour finalement se retrouver ou se séparer. Que les scènes d’intimité soient ou non explicites ne change rien à ce canevas. Seules évoluent la forme du groupe et du lieu qui accueillent cette histoire. Soit familial (Dans Paris, Non ma fille…) soit amical (Les Chansons d’Amour, La Belle Personne), le cadre entoure un couple lui aussi polymorphe, tantôt amoureux et tantôt filial, dans Ma Mère et même Non ma fille… Aux Canaries comme en Bretagne, à New-York comme à Gennevilliers, les personnages connaissent les mêmes tourments. La vue qu’ils ont de leur fenêtre n’est qu’une toile de fond qui doit faire ressortir leurs aventures sentimentales. Rien ne distingue les immeubles de Gennevilliers des toits de Paris : les deux paysages obéissent aux conventions de la carte postale, aussi sociale que géographique.

Homme au bain est né d’une commande du théâtre de Gennevilliers, pour laquelle Christophe Honoré a écrit un scénario de court-métrage, ensuite étendu aux dimensions d’un long. Un générique réduit à un carton, un casting presque amateur, une durée inhabituelle (72 minutes), tout témoigne ici de la volonté de réaliser un « petit film ». Le format accueille une construction elle aussi originale, opposant à la fois deux récits et deux régimes d’images. D’un côté le documentaire, avec son imperturbable caméra tremblotante au poing ; de l’autre la fiction, en écran large et cadres sereins. Aussi accentuée qu’attendue, l’opposition apparente le film à un essai aux partis-pris formels particulièrement voyants. La coexistence d’images hétérogènes, l’inspiration autobiographique de l’épisode new-yorkais et la multiplication de séquences inachevées contribuent à singulariser Homme au bain au sein de la filmographie d’Honoré. La scène du rêve d’Emmanuel est à cet égard caractéristique : au son des « Augures Printaniers » du Sacre du Printemps de Stravinsky défilent, dans une curieuse parodie de l’épisode “1 A” des Histoire(s) du Cinéma, les couvertures de deux romans dans l’édition blanche de la N.R.F., puis des reproductions de tableaux célèbres entrecoupées par les ébats violents du couple à l’écran. Les ralentis et les arrêts sur images qui décomposent les gestes de François Sagat et Chiara Mastroianni, dont les personnages se trouvent à quelques 6000 kilomètres de distance, ont de quoi surprendre. Ostentatoire, la citation détonne dans l’économie du film. Mais cela importe peu. C’est moins la nature de la citation que le fait même de citer qui compte chez Honoré : récupérer les signes d’une culture cinéphile – dont Godard est malgré lui le symbole – pour les disposer soigneusement dans ses propres films. Des Parapluies de Cherbourg à Domicile conjugal en passant par Pierrot le Fou, l’auteur de Dans Paris connaît assurément ses classiques. Le choix du film pauvre n’est pas chez lui signe de marginalisation mais marque de distinction.

Plus qu’aucun autre cinéaste français, Honoré est habité par une véritable conscience de classe. Si les références distillées dans son œuvre sont aussi voyantes, c’est qu’elles délimitent une culture sans laquelle son œuvre ne se comprend pas, qu’elles désignent un public. Le réalisme d’Honoré est un réalisme d’intérieur : personne ne filme mieux que lui les bibliothèques, étagères, posters ou chaînes hi-fi qui décorent un appartement. Chaque bibelot est ici un signe d’appartenance à un milieu éduqué, une preuve du bon goût de celui qui le possède et, plus encore, de celui qui saura le reconnaître à l’écran. François Sagat est l’objet le plus imposant de cette galerie, véritable meuble kitsch à placer dans un salon, comme le suggère le voisin à qui Emmanuel tente de vendre ses charmes. Violents, les mots de l’amateur d’art n’atteignent pourtant pas la statue, aussi peu soucieuse de ce qu’elle fait de son corps que de ce qui s’en dit. Dès qu’Emmanuel passe la porte de l’appartement d’Omar, tous l’admirent et tournent autour de lui, impatients de goûter à l’amour de ce roc impassible. Seuls le cinéaste, l’esthète et l’actrice parviennent à refuser ses faveurs. La plastique de l’acteur leur offre en effet beaucoup mieux : du fantasme jetable, à toucher puis à reposer. Du porno à l’usage exclusif des gens raffinés.

par Arthur Mas, Martial Pisani
vendredi 1er octobre 2010

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