Ceci n’est pas un lion

Le comportement d’un lion est-il tous publics ? Un vrai documentaire animalier ne devrait-il pas être interdit aux moins de 16 ans ?

Nikolaï Nikolaïevitch fut frappé par l’accent de tristesse de la voix de son ami. Il marchait de son pas coutumier vers l’arrêt du tramway, pour prendre sa place dans la queue, mais son regard paraissait voilé et, les mains croisées derrière le dos, il continuait à rêver tout haut aux splendeurs de la nature. [1]

Déception que ce documentaire qui s’annonçait comme le fleuron du genre, rencontre du visionnaire BBC Alastair Fothergill (La Planète Bleue, Un jour sur Terre) et des budgets illimités de la récente maison de production – sans chef-d’œuvre à ce jour – DisneyNature (Les Ailes Pourpres, Pollen). Qui est ce Keith Scholey crédité à la réalisation, reléguant Fothergill au rang de co-réalisateur ? L’auteur de « l’histoire », entre autres, terme surprenant en matière de documentaire animalier, et redoutable dès lors que l’ombre du château Disney plane sur le projet. On n’a rarement aussi peu cru à la réalité des scènes de la vie animale, montées, remontées – la moindre course de guépard, censée s’être déroulée à la vitesse de l’éclair, aurait soi-disant laissé l’occasion aux opérateurs de la filmer sous trois angles différents, preuves que cette vitesse est artificielle, que ces animaux ne sont pas les vrais, n’en sont que d’énièmes images, et que les héros – guépards et lionnes – sont plus proches des fauves du Roi Lion que des bêtes perdues d’Océans. La plus grande technologie ne peut pas abolir le fait qu’un animal sauvage ne se prêtera jamais au jeu du champ/contre-champ. Le laisser croire transforme le documentaire animalier en sitcom pour enfants, dont l’intrigue est vaguement triste : ce serait celle de Sita, maman guépard élevant sa portée dans la savane, et de Mara, lionne faisant l’épreuve de la solitude après la mort sa mère et la conquête de son territoire par Kali, jeune lion aux dents longues. Le plaisir n’est pas celui du réel, mais celui de la fiction, et la fiction est assez faible.

Remarquez, ils ont de la place, derrière la grille, ce n’est certes pas une cage… Mais ce n’est pas ça. Surtout, lorsqu’on sort du bureau et qu’on a besoin de se changer les idées par la contemplation de la nature. C’est sur ce point que je trouve le cinéma soviétique tout à fait déficient… Et même intolérable ! [1]

L’étrangeté a disparu, la cruauté aussi. Mis en danger de mort par un trio de prédateurs, les peluches sont sauvées par un éléphant providentiel déposé là par quelques coupes, absent des plans où la chasse s’était lancée : que les petits aient été sauvés ou non importe peu, l’illusion est tuée – on patauge dans le « montage interdit » défini en 1957 par André Bazin. Autre exemple. Deux lions traversent une rivière que quelques inserts laissent imaginer infestée de crocodiles. La musique, prudente, mime le thème des Dents de la Mer. Jolie scène de suspense reposant sur l’opacité totale des flots, digne de l’ouverture du film de Spielberg : puis l’un des animaux coule à pic. Sa queue refait surface un instant, disparaît. Pas l’ombre d’une écaille. Deux secondes plus tard, les deux félins regagnent la rive, sans une égratignure, fin de la scène. Plan large de la savane : circulez, il n’y a rien à voir. Rien à entendre non plus : Scholey sape jusqu’à l’illusion du son avec des rugissement si nets qu’on est plus tenté de croire au micro-cravate caché dans la crinière qu’à l’animal feulant, seul, dans les broussailles. Quant à la voix de Pascal Elbé, elle tue la distance qui sépare la bête de l’équipe de tournage, et du même coup les milliers de kilomètres censés séparer le cinéma de la réserve des Masai Mara, au Kenya. Comme les films étrangers diffusés en VF ou en VO, on rêve qu’un semblable régime puisse s’appliquer aux documentaires, laissant le choix entre une version commentée et une version originale, non traduite, non simplifiée par un texte horripilant – ici rédigé par Scholey lui-même, dans lequel surgissent quelques perles du style : « un chacal peut en cacher un autre ». Au générique de fin, des cartons psychologisants achèvent de faire de Félins un Disney live : tandis que l’on apprend que tel animal est aujourd’hui épanoui, la liste des animaux est associée aux rôles des humains dans la production (cascadeur, maquilleur, etc.), jusqu’à l’absurdité finale qui fait des hyènes, responsables d’une des scènes les plus dramatiques du film, les préposées aux rires. C’est bien connu, l’acteur incarnant le méchant est souvent le joyeux drille de l’équipe. Les hyènes ne sont que des actrices, leurs proies sont réapparues dès le film fini. Cela, ce n’est pas du documentaire. C’est du Jean-Jacques Annaud. L’inverse du documentaire : du cirque. Par le fouet ou par le cut, ces animaux sont domptés. Le montage est une énième cage : Félins fait d’une réserve un zoo. La cause est désespérément simple, Disney fait des films pour enfants dupes. Ainsi, contrairement à beaucoup de documentaires animaliers récents, Félins n’est pas un requiem. Aucune référence à l’écologie n’y est faite, au massacre des éléphants, à la sécheresse qui dure de plus en plus longtemps et cesse, ici, en un raccord. La réserve est dépeinte comme un Eden dépolitisé. Il n’y avait déjà pas d’humains dans Un Jour sur Terre. Aucun pessimisme, juste la nature et ses hôtes grandioses. Dans Les Racines du Ciel, Romain Gary faisait, en 1956, le portrait d’un activiste écologiste que rien ne pouvait se réduire au désespoir. Il était, littéralement, une force de la nature : une force de persévérance optimiste. Fothergill est peut-être cet homme.

Donnez-nous, camarades cinéastes, ce dont nous avons besoin ! Montrez-nous, camarades, les grands troupeaux d’éléphants en liberté… Cent éléphants, cent cinquante éléphants… Mille éléphants, que le diable m’emporte ! […] Et le cinéma, camarades ? Qu’est-ce qu’il attend, je vous le demande, pour nous donner ce dont nous avons besoin ? Ah ! Qu’est-ce qu’il attend ? [1]

Car si le son, le montage, l’histoire, tout ce qui revient à Scholey, tue les animaux, tout ce qui revient à Fothergill les fait vivre comme jamais. Félins raconte la résistance d’un Morel (héros des Racines du Ciel) face aux braconniers de l’image. Ces plans que le scénario fait mentir sont pourtant pleins d’une vérité de la bête telle qu’on n’y avait rarement eu accès, et qui revient toute entière au co-réalisateur et à son équipe. Au-delà de ce qui peut énerver dans la construction du film, il y a en effet beaucoup de choses à admirer dans cette façon, typique de Fothergill, de vouloir renouveler les images animalières. Celui-ci s’oppose à Scholey dans la mesure où son travail tient à ce qui est le contraire de l’histoire : les détails. La réalité vue de si près qu’elle s’abstrait de toute narration, pourrait appartenir à n’importe quelle époque, n’importe quel spécimen – n’importe quel individu. Fothergill tend vers la perfection de l’animal, vers l’animal absolu. Quand il filme un fauve, il en cherche la quintessence. Quête sans cesse renouvelée de l’osmose entre un animal donné, l’idée qu’on s’en fait, et la façon idéale de le représenter. Ainsi le guépard n’est-il jamais autant guépard que dans ces plans, sublimes, où son abdomen se tend et se détend, au ralenti, dans une course qui le rapproche d’une gazelle plus petite que lui finissant par rouler au sol. Ainsi les fauves ne sont-ils jamais autant fauves que lorsque, dans une scène d’affût, leurs épaules occupent seules le cadre, s’élevant chacune à leur tour, à chaque pas, laissant pressentir sous la splendeur du pelage toute la puissance de leur musculature. Le conflit entre le lissage destiné au jeune public et la violence inhérente à la vie sauvage se retrouve au sein même du travail de Fothergill, partagé lui-même entre une volonté de saisir l’image la plus parfaite, la plus chorégraphiée possible d’un animal, et son désir de ne surtout pas saisir les animaux dans leur représentation la plus commune – la plus lisse.

Pourquoi nos studios n’envoient-ils pas quelques équipes de prises de vues en Afrique, là où il y a encore des éléphants en liberté, qu’on nous les montre, qu’on nous les amène sur nos écrans, qu’on puisse au moins regarder ça une fois, avant de crever ?... […] Montrez-nous, camarades cinéastes, les grands espaces ouverts, le ciel avec des millions d’oiseaux, la savane avec ses girafes, ses antilopes, ses lions… Faites-nous voir des lions ! [1]

Rompre la routine des images apparaît comme une gageure dès lors qu’il est question de lions. Les deux précédents DisneyNature, Les Ailes Pourpres et Pollen, avaient déjà ce problème : flamants roses et abeilles ont à peu près tous le même aspect, comment les rendre intéressants ? À l’image, un lion n’a pas grand chose d’extraordinaire : sa fourrure est unie, ses courbes grossières n’ont guère de grâce, contrairement à celles du guépard ou même du chat sauvage tacheté, le serval, qui fait une courte apparition ; son rugissement même n’a rien à voir avec le logo de la MGM : un feulement a quelque chose d’enroué, de contraint, les vrais rugissements sont rares. Nous avons tous déjà vu des lions avancer dans la savane, des lionnes se tapir à proximité d’un troupeau de buffles, des gnous envahir une plaine comme des mouches, etc. Les plans larges qui frappent sont assez rares : on notera ici une rencontre de profil entre un lion et un crocodile et, vers la fin, un assez joli combo lionne/buffles/oiseau s’enfuyant au bon moment/nuage de mouches remplissant à l’instant propice un espace vide qu’un panoramique a fait apparaître. Océans et Un jour sur Terre n’avaient pas ce problème, passant d’une espèce à une autre : comment rompre la monotonie visuelle ? Réponse de Fothergill : par la diversité des associations entre les détails. Les animaux sont tous les mêmes, mais les combinaisons entre l’animal, ses congénères, le décor, la caméra et la lumière sont infinies et le documentariste anglais est maître dans l’art qui consiste à les assembler.

Des lions en liberté ! Faites-nous voir le rhinocéros puissant, l’orang-outang sauvage, l’extraordinaire variété d’oiseaux qu’il y a partout, chacun vêtu à sa manière, chacun chantant à sa façon, avec ses couleurs à lui, ses plumes à lui, son nid à lui, ses habitudes à lui, ses fantaisies dans le ciel ! [1]

Les animaux doivent être en contact avec quelque chose, pas être seuls au milieu du cadre. Le contact entre les animaux et les détails fait la réussite d’un plan. Ainsi de l’un des premiers du film – update d’une scène d’Un Jour sur Terre – panoramique exceptionnel sur une course-poursuite entre un prédateur tacheté et une petite antilope, où le visage du guépard transperce un nuage de poussière soulevé par la course de sa proie détalante – un nuage que seul le ralenti extrême pouvait rendre épique. Plus tard, un simple brin d’herbe caressant le visage du même guépard s’avançant à l’affût semble la chose la plus importante à voir de l’image, la seule raison d’être du plan : Fothergill s’intéresse plus au brin d’herbe qu’à l’animal, et le plan ne représente pas un guépard à l’affût mais un brin d’herbe dérangé par un guépard à l’affût. Malick n’est pas loin… Cette quête du contact est celle de tout ce qui peut s’interposer entre l’animal et l’écran, de manière à sortir l’animal du cadre de son illustration bêtasse. Les pires plans du film sont ceux où l’animal est seul devant le fond bleu du ciel. Rien n’en ressort. Le générique de fin, territoire de Scholey, commence sur l’un de ces plans. Ce qui en dit long sur la méthode Fothergill, qui consiste à faire le contraire : cacher l’animal, le strier de broussailles ou d’éclairs lumineux. Mouches, vapeur dorée sortant des naseaux d’un lion, liseré de lumière autour des petits guépards : ce qu’il y a autour de l’animal, c’est déjà l’animal.

Quelqu’un lui mit la main sur le bras. Ivan Nikitych Touchkine assura ses lunettes sur son nez. Une vingtaine de personnes se pressaient autour de lui et l’observaient avec curiosité. Quelques-unes riaient. D’autres ne riaient pas. L’homme qui lui avait mis la main sur l’épaule s’adressa à lui avec l’accent incontestable de l’autorité.
Voulez-vous circuler, camarade, au lieu de provoquer des attroupements… [1]

par Camille Brunel
samedi 4 février 2012

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