La prof, la pute et le dandy

Double bill

Un journaliste tente la vie détachée des grands stoïciens que sont les profs et les putes : Detachment et Elles partagent le même projet. Les mêmes failles aussi : un esprit mi-cynique mi-idéaliste, cœur battant et regard éteint. Le dandysme n’est pas pour tous – certainement pas pour Beigbeder, qui hésite lui aussi entre eau de rose et vitriol dans L’Amour Dure Trois Ans.

L’histoire de prof vide proposée par Tony Kaye intrigue. Le détachement est en effet l’une des conditions de la survie en salle de classe, dont le manque fait tant souffrir les débutants, longtemps accablés par la colère et la déception de ne pas être l’un de ces profs miraculeux dépeints par la majorité des films d’école (Le cercle des poètes disparus, Esprits rebelles, Écrire pour vivre, Bad Teacher et, pourquoi pas, Entre les murs). L’angle d’attaque, à première vue cynique, ressemble au juste milieu entre les histoires à la fin desquelles les élèves sortent toujours transformés et l’infâme Journée de la jupe. Si le professeur joué par Brody évite précisément la hargne face à ses élèves, celle qui rapporta en 2009 un énorme César à Adjani, le film tout entier est porteur du même dégoût que le film de Jean-Paul Lillienfeld. Kaye n’annonce pas moins que le retour du nazisme, parce que les enfants sont bêtes et qu’il n’y aura jamais assez de remplaçants christiques pour les sauver tous. Que le professeur errant au milieu des salles de classes dévastées soit l’homme qui errait au milieu des ruines du ghetto de Varsovie (Le Pianiste) confirme le mauvais goût de l’entreprise. Le désespoir d’un enseignant, entendu sur une boîte vocale, sonne exactement comme la voix d’Hitler, entendue peu après lors d’un point Godwin peu étonnant de la part du réalisateur d’American History X : le totalitarisme se nourrit de haine et cette haine est celle des professeurs désespérés envers leurs élèves, haine nourrie à l’échec. Dépression et indignation : quand ces deux-là se mêlent de critique sociale, le résultat est explosif. Detachment est alors moins un film d’école qu’un de ces vigilante movies qui s’appliquent à dénoncer la pulsion totalitariste des masses illettrées et violentes, tout en la flattant par un pathos de bas étage. Des clichés dont on aimerait que leur énumération suffise à faire une critique : conception arty de l’arty ; animation à la craie pour métaphoriser l’action ; plans en super 8 pour les souvenirs tristes du prof ; visages en gros plan ; interludes documentarisants où Brody annone, comme à un journaliste venu l’interviewer, quelques aphorismes amers et banals.

Kaye s’imagine peut-être qu’on n’avait jamais vu une femme abrutie par la télévision, une petite prostituée fragile et perdue, des pin-up au sex-appeal terni par la fatigue nerveuse (Lucy Liu et Christina Hendricks, tout de même), un jeune noir grossier envers son prof, une lesbienne très enrobée, rejetée, et du coup artiste – la scène du suicide au muffin vaut son pesant de… muffins – et un prof transformer ses élèves en auditoire silencieux en quelques cours de moins de cinq minutes chacun. La formule est en passe de devenir proverbiale : Brody poursuit sa descente dans les Enfers de la série Z. Pour qui sont ces critiques qui saluent sa prestation dans Detachment ? Là où Kaye croit filmer un personnage aussi vide que les professeurs qui continuent de retourner au turbin comme une armée de zombies, il fabrique un Christ à l’italienne, remplaçant en mission dans le Bronx, larmoyant en plan serré tandis qu’une adolescente suce un clochard dans son dos. La succession de plans rapides entretient alors un suspense un peu crade, façon : « oh, z’ai cru voir un grominet ! mais oui, mais oui, z’ai bien vu un grominet ! » Brody inondé de larmes, les yeux vers le ciel, on croirait l’entendre parler araméen. Persuadé de donner dans le réalisme cru, Kaye se prend les pieds dans la romance. Voir l’insert, gros plan, larmes, mordillement de la lèvre, du public ému par la scène d’euthanasie par la parole prodiguée par le Fils à son Père. Enfin, chose qu’Entre les murs avait su éviter : le professeur peut ici se permettre jeux de mots, jeux de scène, mimiques séductrices – ces acteurs bien payés que sont les élèves marchent à tous les coups.

Le cynisme sur lequel Kaye aurait voulu bâtir son film ne tient pas deux secondes : ne reste qu’un idéalisme dégoûté, un optimisme malhonnête, bien plus nocif que le comportement faussement provocateur de ce professeur qui avoue faire son métier sans enthousiasme. On pourrait s’amuser encore longtemps à expliquer ce que Detachment peut avoir de propagandiste, comment son manque émétique d’inventivité est la preuve du détachement avec lequel Kaye traite sa caméra et toute l’équipe créatrice censée l’entourer. L’échec de Kaye tient à l’impression qu’auront ses spectateurs de ressortir convaincus d’avoir accompli leur devoir de citoyen parce qu’ils auront admiré Brody se pincer les lèvres, fermer les yeux et refréner un geste de tendresse envers sa petite protégée au moment où les services sociaux la lui arrachent ; parce qu’ils auront compati avec une lesbienne boulimique mourant pour son art (plan de la jeune femme les bras en croix à l’appui) et pardonné à un délinquant transi par du Edgar Poe. Finalement, être prof n’a rien de si terrible. Il suffit d’être comme Brody. Calme et pimpant, et les élèves se calmeront tout seuls. De quoi se plaignent-ils, ces Messies très classes ? Ils seront couronnés de succès, et tant pis pour les épines. En attendant, les dépressions augmentent, les élèves s’ennuient et personne n’a de solution.

L’idée la plus intéressante de Detachment est finalement la plus démonstrative : rentrant de cours, Brody recueille chez lui une petite prostituée. Les poncifs de l’amour évanescent et sulfureux s’empilent éhontément mais le rapprochement, à tous les sens du terme, entre le prof et la pute, ne manque pas d’interpeller. Chaque métier nécessite qu’un rideau soit tendu entre vie privée et vie professionnelle. Kaye n’invente rien. Ce qu’il souligne, c’est la façon dont la vie professionnelle ne peut que pénétrer l’intimité du professeur lorsqu’il se retrouve avec la responsabilité d’une classe sur les bras. Du destin d’une classe et, tant qu’on y est, d’un pays. Le détachement est un idéal impossible, tout au plus une solution ponctuelle permettant d’éviter les conflits armés par le calme le plus artificiel qui soit. Camus, cité au début du film, rappelle que le détachement conduit finalement celui qui le pratique à se sentir plus présent au monde que jamais. Débarrassé du nuage de pulsions et d’impressions qui émane de lui, le professeur joué par Brody se laisse impressionner par ce qui l’entoure, plus qu’impressionner : imprimer. Il ne s’indigne pas – gage d’idéalisme – mais pleure. Et souffre. Et s’attache aux élèves, quels qu’ils soient. Rentre chez lui gorgé de désespoir là où la plupart des fonctionnaires rentrent chez eux satisfaits d’avoir passé une nouvelle journée au travail. Comme la prostituée, son métier l’amène à se laisser pénétrer par ce qui le débecte. Deux prostitutions. Deux manières de donner son corps. Celle du Christ, celle de Madeleine. Le premier recharge l’âme, l’autre décharge le corps. A un bout l’éducation nationale, à un autre l’empire du porno.

Elles et Detachment ont du coup beaucoup à voir. Juliette Binoche incarne une journaliste ayant décidé d’enquêter sur la prostitution des étudiantes parisiennes. Le personnage de Binoche s’imagine, comme celui de Brody, pouvoir approcher les putes avec détachement, sans s’impliquer émotionnellement. Elle échoue. Elle non plus ne s’indigne pas mais se laisse gagner par le dégoût que lui enseignent les deux jeunes femmes qu’elle interviewe, incarnées par Anaïs Demoustier et Joanna Kulig, toutes les deux parfaites face à une Binoche qui ne démérite pas, même si on est à deux doigts de dresser une liste des passages obligés du Binoche-movie (scène de fou rire, scène de danse, scène d’écoute…) L’intérêt de l’histoire devrait donc résider quelque part dans cette perte du détachement, ici aussi, dans cette évolution du personnage de la journaliste qui s’ouvre à l’horreur (pour métaphoriser la chose, la fellation en plan séquence était attendue ; la scène de scatophilie un peu moins). Brody et Binoche rêvent tous deux d’être les plus éloignés possible de leur métier. Le journaliste est le seul à encore prendre les choses en plein cœur. Si les élèves et les clients pèsent sur le corps, le journaliste doit décider du poids du monde sur lui, son écriture est un art du détachement. De la distance.

On en avait déjà parlé au moment de Turn Me On, de plus en plus d’auteurs expriment cette année leur sentiment de saturation d’images pornographiques. Cela donne la catharsis par le rire – Il n’y a pas de rapport sexuel, de Raphaël Siboni – ou plus simplement le drame vécu par Binoche qui se rend compte que son mari et son fils consultent des sites pour adultes. La scène où celle-ci tombe du ciel, s’inquiétant même pour son plus jeune fils, déjà gavé aux écrans de jeux vidéos (offerts par le père, évidemment), repose sur le même idéalisme dégoûté que celui du prof de Detachment. Ce que découvre la journaliste, c’est l’omniprésence de l’addiction : les deux jeunes femmes qu’elle rencontre lui avouent ne plus pouvoir s’arrêter parce qu’il est trop difficile de reprendre le risque de ne pas gagner sa vie facilement (beaucoup de profs sont dans la même impasse). La réalisatrice déverse ainsi sa bile, celle-là même qui semblait suinter, noire, du muffin au chocolat de la lesbienne suicidée de Detachment, sur ses personnages et sur le spectateur : scène de viol, d’humiliation, etc. Submergé par le pessimisme, le personnage de Binoche croit voir, lors d’un dîner en société, les clients de ses étudiantes autour de la table. L’idéalisme dégoûté tourne au romantisme dégoulinant, vautré dans la détestation du monde et une sorte de repli égoïste. On pense déjà à Beigbeder, au titre de l’un de ses romans : L’Egoïste Romantique. L’emploi qui est fait de la musique classique par Szumowska – la 7e de Beethoven, musique de toutes les Apocalypses annoncées… passée sur un visage qui sourit malgré la peine, une famille heureuse malgré les non-dits... - correspond à une sorte d’idée haute de ce que doivent être le cinéma, la beauté, la tristesse et la vie, et qui entre en collision avec la dépression profonde que provoquent les scènes affreuses de son personnage christique, petite polonaise au visage boutonneux - les boutons symbolisant, dans les films actuels, le sexe réel, non-photoshopé, ces mêmes boutons que l’on retrouve sur le dos immense de HPG dans Il n’y a pas de rapport sexuel. Il reste une lueur d’espoir : au cinéma, Juliette Binoche fait pipi avec autant de grâce que Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut. Kubrick, dont la carrière s’est achevée sur une contemplation du sexe, une méditation sur son emprise, est ce grand cinéaste détaché, vers qui l’on se tournera lorsqu’on cherchera où sont les optimistes.

*

Après la projection de Elles, je me suis rendu à une séance de L’Amour dure trois ans. À la 3e minute, il y était question de masturbation coupable et de sites pornographiques américains. Il ne fait heureusement aucun doute que M. Beigbeder me pardonnera si je me suis alors levé précipitamment.

Finalement, je suis quand même resté une demi-heure... Et j’ai ri lorsque Joey Starr, à un enterrement, avise un partenaire sexuel parmi un groupe d’enfants. « Et alors ? », rétorque-t-il à Gaspar Proust, qui le lui fait remarquer. Après Polisse, le gag fait l’effet d’une bouffée d’oxygène ; il montre surtout la foutaise qu’a pu être la performance de Joey Starr en Marie-Madeleine des mineurs, peut-être bientôt césarisée.

par Camille Brunel
vendredi 10 février 2012

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