Eau de boudin

Un film à propos duquel ne viennent que des adjectifs est un film qui n’offre aucune prise. On voudrait plutôt décrire les personnages de Paperboy qu’en raconter l’intrigue : le jeune Jack Jansen (Zac Efron) et son frère aîné (Matthew McConaughey), le tueur qu’interprète John Cusack et son admiratrice incarnée par Nicole Kidman. Tous quatre sont caractérisés mais non motivés, ce qui est aussi commun dans un roman qu’inconfortable dans un film de fiction. L’enquête les révèlera mais ne fera évoluer que Jack, lui que le titre désigne sans lui donner plus d’importance que les autres. Devrait-il témoigner pour eux, raconter la véritable histoire de cet enchaînement de faits divers dont, on nous le dit à la fin, il fera plus tard un livre ? La place du narrateur est déjà prise par Anita, dont la voix plus âpre qu’envoûtante exclut la pudibonderie, jamais la délicatesse. Le détachement affecté du personnage composé par Macy Gray témoigne de son affection, sa façon de mettre les pieds dans le plat de l’acuité de son regard. Elle ne joue presque aucun rôle dans l’aventure, ne demande rien, sinon de l’argent contre un témoignage qu’elle décrit d’emblée comme inutile : confirmation d’un récit si peu romancé que « tout y est vrai ». Elle peut tout dire, contrairement aux protagonistes. Elle n’est habitée par aucun démon, n’attire pas les regards, ne s’y prête pas. Elle n’a donc pas à faire mine de ne pas les voir, ni à suivre une idée fixe pour qu’ils lui deviennent effectivement indifférents.

Son indifférence, Jack devra la gagner. Il ne tire encore ni plaisir ni fierté du mépris qu’on lui témoigne, se soucie de vertu sinon de morale, défend son honneur. Il peut donc être humilié : la piqûre de méduse tombe à point nommé, oblige son premier amour à lui uriner sur le visage en public, permet à son père de vendre l’histoire croustillante et au reporter excédé venu chercher la gloire de se moquer du play-boy adolescent. Ward comme Anita, qui lui servent de père et de mère, se prêtent eux trop volontairement aux affronts pour que quiconque puisse les rabaisser. Ramassant le verre brisé par terre, la bonne à tout faire assied le caractère odieux de la nouvelle maîtresse de maison. Lorsque le jeune homme qu’elle a élevé traite le journaliste qui le menace de nègre, elle n’accuse pas l’outrage raciste mais l’injure personnelle. Honteux, Jack apprend devant l’exemple à apprécier l’insulte, à s’en faire sa seule gloire. Paperboy, livreur de journaux, il l’est de fait le temps d’un ou deux plans mais n’en méritera le nom qu’aux derniers moments, lorsque le tueur à ses trousses dans le marais l’appellera pour le défier : paperboy, journaleux, gratte-papier, il portera désormais l’expression dédaigneuse comme un titre.

Paperboy est laid, d’une laideur volontaire, consentie. Le grain imité de la fin des années soixante, où se déroule l’intrigue, les flashes, les rais de lumière, les fondus et les surimpressions les plus insistants noient l’élégance qui pointe dès l’ouverture. Roulement de tambour, on est déjà passé à autre chose. Que tour à tour Charlotte, Ward, et Jack surtout, qui se promène en caleçon boxer tout le long du film, prennent des allures de modèles pour magazines à l’érotisme éventé, cela suffit pour les juger, se détourner, ne pas vouloir en tout cas soutenir leur regard. Le film feint d’obéir à ce désir pour mieux le contrarier, entrecoupant les ébats violents à l’écran d’images d’animaux placides, morts, refusant, plus tôt, de s’arrêter sur Nicole Kidman jouant sa grande scène torride pour insister sur des détails plus indiscrets encore. La mise en scène semble n’avoir recours qu’aux inserts, les personnages parlant, posant pour eux-mêmes, ne se rencontrant que pour s’entrechoquer. La débauche d’effets voyants dénonce la précision du jeu, l’importance du geste avorté, exécuté comme une blague pour ne pas s’apesantir : Zac Efron se jetant sur Macy Gray comme un enfant pour se faire pardonner, Matthew McConaughey, un bandeau sur l’oeil, mettant son bras autour du cou du jeune homme. Il faut plus que de la bonne ou de la mauvaise volonté pour prêter tant d’humilité à des stars hollywoodiennes : une forme d’intelligence de la vulgarité qui peut seule retenir des élans si brefs, les noter, les demander et les abandonner aux acteurs. Killer Joe possédait l’autorité de l’exercice, une audace à démontrer avec application ; Paperboy lui emprunte son interprète principal pour délier ses gestes, réduire son aplomb et son accent à des sourires plus brefs, plus étranges aussi puisqu’ils accusent sans menacer. Que cherche Ward dans son obstination à faire la lumière sur une affaire sordide ? Et Charlotte, en se vouant corps et âme à l’amour d’un assassin qui n’est pas même séduisant ? Leur résolution n’est peut-être qu’une manière de s’abandonner à cette « autre face » qu’ils rechignent à montrer à Jack, de s’user à ne pas en jouer. L’assassin manipulateur comme le journaliste ambitieux ont appris à en profiter ; eux préfèrent se tuer plutôt que d’en faire profession. Sinistre, pas diabolique, la voie à laquelle le grand frère et le grand amour se destinent leur promet seulement un destin lamentable. Le glauque les éblouit, et quand la nuit le vert des marais deviendra presque uniformément bleu, les cadavres baignés dans cette lumière ne seront plus que des mannequins. Le spectacle sera autrement inquiétant que l’éviscération d’un alligator, ou que le tabassage d’un homme attaché, mais il n’y aura que Jack pour le voir. Leçon, l’histoire que raconte Paperboy l’est au moins pour ce héros naïf qui aura appris à distinguer la laideur de l’horreur.

par Martial Pisani
lundi 22 octobre 2012

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