Une caverne de trop

Ce n’est pas un, mais trois abysses que Werner Herzog fait cette fois parcourir à sa caméra. Le premier, attendu, est aussi le moins traité, celui qu’annonce l’affiche : le couloir de la mort, ce point aveugle qu’il n’est pas difficile de dissoudre en l’enregistrant dans tout ce qu’il a d’obscène – le film s’ouvre sur le trajet de quelques mètres, reproduit en caméra subjective, qu’empruntent les condamnés de leur dernière cuvette de toilettes à leur dernier lit, dans la chambre d’exécution. Filmer l’obscénité, c’est ce qui pourrait retenir l’attention ici, l’audace avec laquelle Herzog choisit de poser les questions qu’on n’oserait pas poser, aux individus qu’on n’oserait pas rencontrer – meurtriers, victimes et bourreau. Ainsi des condamnés, qu’il regarde dans les yeux et interroge sur leur rapport au temps, à leur faute, à leur innocence. Le second abysse, c’est celui-là, celui qu’ouvrent les yeux noirs de Michael Perry [1], jeune condamné à mort. C’est ici que plonge la caméra, au plus profond d’une vie foutue d’avance, descendue jusqu’à ce point de l’âme humaine où l’on décide de tuer une femme qui prépare des cookies pour voler la voiture de son fils. Le film s’attarde longtemps sur cet aspect, trop, ce qui lui vaut de ressembler longtemps à un documentaire choc sur des familles du Texas profond – la musique, pénible, n’arrange rien à l’affaire, qui vient ajouter du suspense et du drame aux séquences d’investigation policière.

Into the Abyss est avant tout la compilation des rencontres d’Herzog avec ces Atrides de l’ère contemporaine, coupables comme victimes, tous marqués du sceau d’un malheur si exhaustif qu’il en devient spectaculaire, pour ne pas dire grotesque. Herzog se contente de poser les questions. Problème : ces questions ne visent à rien d’autre que de bâtir un nouveau plaidoyer contre la peine de mort, qui ne s’appuie pas sur des arguments de bon sens, mais sur une succession de chocs sentimentaux ; en cela, Herzog s’adresse ici au public américain en particulier, pour ne pas dire au public hollywoodien, servant à plusieurs reprises le spectacle de silences lourds de signification à titre de colosses rhétoriques plus qu’autre chose. Le père d’un des meurtriers, résident de la prison d’en face, est incapable d’exprimer son sentiment à l’idée de savoir son fils condamné également. Une victime est incapable de dire ce qu’elle a ressenti en apprenant le meurtre de son père et son frère. L’avocate amoureuse de l’un des condamnés, tombée enceinte, refuse de dire comment elle s’y est prise. Ces silences confinent au voyeurisme, et la façon qu’a le réalisateur de reprendre ses questions pour creuser encore un peu, ne serait-ce que parce qu’il n’y a là rien de nouveau. Au terme de son excavation des âmes Herzog ne met à jour que ce dont on se doutait déjà - le père a honte, la victime souffre, et l’avocate ? Elle s’est fait inséminer. A quoi s’attendait-on au juste ?

La pulsion voyeuriste aurait pu constituer le coeur du film. Ce n’est pourtant pas cela qui est mis en scène mais un autre abysse, moins intéressant mais plus apte à servir le plaidoyer : à l’intérieur du spectateur. Qui, face aux pleurs de jeunes hommes ravagés, à la contenance des coupables, visite ce qui, en lui, se fait de plus noir. Herzog a beau insister sur les raisons sociologiques pour lesquelles les meurtriers sont devenus ce qu’ils sont, il attire aussi le spectateur dans les marécages de l’émotion, de la colère, du désir de vengeance. Titille en lui le désir sauvage de voir mourir les coupables, avant de récupérer le tout et de repécher le spectateur pour le ramener à la surface, en interviewant le bourreau qui, argument facile – mais contrepoids de taille – raconte avoir abandonné son métier avant la retraite, et être désormais fermement opposé à la peine capitale. C’est le principe des grand-huits, ou des maisons hantées. Un petit tour into the abyss. Le film disserte solidement, suivant les rails, se construit sur des arguments tous moins subtils et plus lourds les uns que les autres. Ce qui dérange, c’est cette impression que derrière le plaidoyer, Herzog pense à autre chose. Aux animaux, à la nature, plus qu’à leur résurgence en l’homme. Comme si le film valait parce qu’il met en scène Herzog lui-même. Interviewant un prêtre, celui-ci lui demande de s’étendre plus longuement sur sa rencontre avec un écureuil : c’est précisément par ce biais que surgissent les larmes du prêtre. Larmes bien trouvées – mais à terme, arguments faciles d’un argumentaire bétonné. Interviewant un condamné, il lui fait remarquer qu’une promenade en kayak, au milieu des alligators, l’aurait fait rêver. Le film s’achève sur le nouvel idéal du bourreau, qui consiste à regarder, simplement, passer les oiseaux. S’il est une interrogation que soulève Into the Abyss, film sûr de lui, c’est dans quelle mesure Herzog se passionne pour son sujet, et dans quelle mesure ce décalage, entre l’entomologiste et l’insecte, peut porter préjudice à son désir de rencontrer l’Autre.

par Camille Brunel
dimanche 28 octobre 2012

Accueil > actualités > Une caverne de trop
Tous droits reserves
Copyright