Home theater

Pour Vous n’avez encore rien vu, Alain Resnais a réuni une troupe de quinze comédiens qui constitue le matériau du film. Les acteurs, le théâtre, thèmes chers à Resnais sont traités cette fois-ci par un procédé plus audacieux que dans ses autres films. Le réalisateur nonagénaire est à l’heure du testament mais entend toujours surprendre son public et montre sa préférence pour la farce plutôt que pour les cérémonies consensuelles. La nostalgie n’est pas absente, elle est même saisissante dans les premiers plans où l’on découvre les comédiens qui ont pour la plupart déjà tournés avec lui, jusqu’à la chanson de Sinatra It was a very good year du générique de fin. Parmi ces comédiens, seuls Denis Podalydès et Andrzej Seweryn – nouveaux venus chez Resnais – n’incarnent pas leur propre rôle et jouent les lieutenants du maître-farceur sur le plateau. Les autres comédiens, eux, n’y verront que du feu. Au premier Resnais attribue le rôle du metteur en scène, comme si la barbe de nabab donnait à Podalydès la capacité de mener les autres, de leur imposer ses dernières volontés et de les émouvoir sur son destin. Au second, celui du factotum ayant la charge du bon déroulement du jeu. Ses expressions faciales et ses regards traduisent la malice du gentil traquenard dans lequel les autres acteurs, naïfs, se sont engouffrés. Comme on répond à une proposition d’audition, les treize décrochent leur téléphone les uns après les autres et acceptent d’honorer l’étrange invitation de leur ami. Le caractère répétitif du procédé transforme l’ouverture en une mise à l’épreuve du talent des comédiens. L’entrée en scène se fait par l’improvisation « brookienne » classique, digne d’une école de théâtre : chaque acteur rentre sur le plateau comme s’il venait du froid et qu’il se réfugiait dans un espace extraordinaire. Le merveilleux se lit dans les yeux des comédiens, et le tour de Resnais est quasiment joué. Dans un vrai cours, seule Anne Consigny aurait dû refaire son entrée. Michel Piccoli a comme toujours trouvé le moyen de contourner l’exercice, c’est la raison pour laquelle il n’est pas disqualifié.

Sous couvert d’adapter Cher Antoine d’Anouilh, Renais n’organise rien moins qu’une battle entre une troupe intermittente (la compagnie fictive de La Colombe) et la sienne. Les exploits théâtraux des artistes en herbe sont captés en DV et projetés à l’aréopage des illustres comédiens qui ont jadis planché sur la même pièce, l’Eurydice d’Anouilh. Le contraste est saisissant entre le hangar désaffecté de la jeune compagnie et l’antre extraordinaire, digne de La Vie est un roman, où les comédiens nantis se sont réunis. Juges, ils sont contraints d’être comédiens dans des fauteuils. Sur les confortables canapés, Pierre Arditi est aussi à l’aise que sur les banquettes rouges de chez Michel Drucker. La langue d’Anouilh les éveille peu à peu, les sort de la monotonie des scripts qu’ils reçoivent à longueur de journées : ils reprennent leurs personnages, leurs répliques, leurs déplacements. Ils entrent dans la pièce de théâtre et la pièce de théâtre entre enfin dans le film, débordant du seul petit format de l’écran où est projetée la captation. Beaux joueurs, ils votent un quitus à la jeune compagnie mais savent bien que la partie n’est pas gagnée, qu’il reste trois actes à l’Eurydice. Pierre Arditi tombe heureusement dans le piège de Resnais, se lance à corps perdu dans le rôle d’Orphée comme si Saint-Germain-des-Prés n’était pas déjà conquis, entraînant la troupe dans l’effort.

Le prodige du film tient dans ce long processus et dans sa conclusion. On s’intéresse moins à la pièce qu’à la manière dont les comédiens la traversent : la puissance brève d’une tirade de Brouté, les manières grotesques de Dupeyrey, l’endurance du duo Azéma/Arditi, la composition tenue d’Amalric et la prétention gouailleuse de Girardot. La langue d’Anouilh enchante comme celle de Bernstein dans Mélo mais, débarrassé maintenant des décors en carton-pâte grâce au numérique, Alain Resnais déploie son plan, transforme constamment les lieux et les édifices au gré des combinaisons de sa distribution et des variations de ton de la pièce. Lorsque ses acteurs commencent à comprendre et maîtriser la situation, le cinéaste prévoit déjà son prochain coup, prolongeant indéfiniment l’attente. Sa virtuosité désarçonne par son apparence de gratuité et son caractère ludique revendiqué. Le ton grinçant d’Anouilh est employé ici à dessein : rien ne s’achève car il ne sert à rien de conclure. Resnais abandonne le costume laborantin cherchant à vérifier les théories du professeur Laborit dans Mon oncle d’Amérique. Il se rajeunit au lieu de se vieillir, renverse les unes dans les autres les éprouvettes où il aimait enfermer ses comédiens, les fait changer de couleur, les force à composer pour ne pas fulminer. Il est off, à la place de celui qui prétend faire le plus dur travail quand il s’offre un divertissement. André Dussolier n’avait pas de parachute lorsqu’il montait dans l’avion des Herbes Folles. Les comédiens d’Eurydice, eux, n’auraient même pas reçu le mode d’emploi de l’appareil.

par Jean-Baptiste Delmas
lundi 29 octobre 2012

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