Fenêtre sur con

Le premier plan du film est saisissant : un compartiment de voyageurs, filmé en légère plongée dans le sens inverse de la marche : les passagers, de face, accoudoir contre accoudoir, immobiles, arrivent pourtant vers nous, comme l’indique le paysage qui défile à la fenêtre. Entre les deux rangées de sièges, l’une massive à gauche qui évoque une salle de classe toute en murmures et l’autre filiforme composée de sièges isolés, passe un contrôleur consciencieux, qui, au rythme des billets vérifiés, parcourt lentement le couloir du plan.
Exigü mais large, fonctionnel, le wagon a le clinquant d’une publicité pour les nouveaux intérieurs des TERs portugais. Avec pour corrélat le hiératisme de ce décor, des gens assis, nous faisant face comme s’ils étaient au garde-à-vous, tendant l’un après l’autre leur billet. Mais une porte de sortie est ménagée dans le plan avec les fenêtres et l’infinité des paysages qui s’y succèdent. Deux rythmes sont donc en concurrence : celui du dedans, dicté par le pas lourd du fonctionnaire et celui du dehors, où les images s’enchaînent si vite qu’elles sont difficilement perceptibles. Vieille idée maintes fois exploitée au cinéma que le train permet par ses dimensions l’observation de personnages serrés les uns aux autres mais qu’il ouvre également par sa vitesse et ses ouvertures vers l’ailleurs, vers ce qui nie précisément la pure action claustrophobique.
Oliveira fixe d’emblée le spectateur sur la manière dont il va sacrifier à cette tradition : l’ailleurs n’est pas un univers de possibles mais le Portugal précisément délimité : les deux personnages du train entament leur conversation en se rassurant l’un l’autre sur le parcours de ce train omnibus, en faisant la liste des arrêts desservis jusqu’à la gare finale. Le dedans de la fiction et la réalité du dehors portugais coexistent dans ce plan qui peut apparaître comme un fantasme du cinéaste de tout dire, de tout montrer dans un parfait tableau mouvant. Mais l’évanescence du paysage aux fenêtres, qui ne permet d’entrevoir qu’une ligne d’horizon abstraite du pays, vient infirmer cette première idée : Oliveira dispose ici sur un plan de travail les enjeux de son film plus qu’il ne propose une réponse souveraine. _ Il s’agit de la question qui traverse ses derniers films : comment parvenir à parler de son pays par l’entremise d’une fiction ? Le cinéaste inscrit ce souci dans le champ comme il le faisait dans Christophe Colomb, où une jeune fille habillée aux couleurs du Portugal hantait par intermittence les arrière-plans, se tenant fièrement derrière le couple de protagonistes.
En termes de mise en scène, l’enjeu pour le cinéaste consiste à faire tourner les têtes des voyageurs disciplinés du côté du dehors, du côté de leur pays. La salle de classe est donc salle de cinéma aussi : quel parcours habituel du récit adopter, quels détours pour parvenir à parler de la situation actuelle du Portugal aux spectateurs ?
Sa réponse ne fait pas quitter le train : au plan suivant, les deux personnages, qui s’échangeaient leurs destinations respectives, continuent leur conversation par la narration spontanée du héros Macario à sa voisine de son histoire passée malheureuse avec une jeune fille. Intervient alors le fameux flash-back : « Tout a commencé quand… ».

Tout a commencé avec une fenêtre, ou plutôt deux : le jeune comptable Macario admire depuis son bureau la magnifique blonde de l’immeuble bourgeois d’en face. Très vite, celle-ci lui rend ses regards et accepte cette cour silencieuse. La fenêtre agit comme cadre et comme cache : elle saisit la jeune fille et attire le regard désireux de Macario, pour aussitôt la dérober à sa vue d’un rideau qui la voile. Luisa n’est pas une apparition innocente, cette épiphanie mystique qui était l’objet du Miroir Magique : elle montre seulement son buste, mais agite nonchalamment un éventail en fourrure et à tête de dragon, métonymie aguicheuse de son sexe et défi lancé à son prétendant.
L’enjeu pour le héros sera de traverser la rue et de déchirer le voile qui le sépare de l’aimée. Il s’agit de rentrer en contact avec la famille, puis de faire de l’argent pour s’en rendre digne. Le temps du film correspond aux pérégrinations financières du comptable, que ce soit par les lettres symbolisant les années passées au Cap vert ou par des rendez-vous d’affaires, souvent réduits en un plan et un cadre à deux hommes solennels s’échangeant quelques mots. Le monnayage de l’histoire d’amour compte plus que l’idylle elle-même. Le besoin dix-neuvième siècle de se constituer une dot, survivance anachronique du roman de José Maria de Eça de Queiroz dont le film est l’adaptation, rencontre alors malicieusement la crise toute contemporaine, évoquée en une phrase : « Vous pensez quoi de la situation économique actuelle ? Que je suis pauvre », répond Macario. Cette crise est mise en fiction par les difficultés qu’éprouve le personnage pour trouver un emploi. La vitesse fulgurante et insensée des gains et pertes d’argent dans le système financier mondial est suggérée gracieusement par deux ellipses du récit : le comptable passe un an au Cap-Vert dont on ne verra pas un rocher, pour gagner une fortune qu’il perd en un jour, après la faillite de l’entreprise d’un ami dont il était garant.
L’argent est un moyen pour le bon et chevaleresque Macario ; il est une fin pour la riche Luisa. Malgré sa richesse, la belle triche au jeu et vole dans les magasins, refusant par conséquent la logique de l’échange monétaire. Lorsque le comptable la découvre cleptomane, il la répudie. Abandonnée par son fiancé, l’icône se brise, la poupée se dégonfle, en un plan incroyable où, prostrée sur une chaise, ses membres se raidissent et sa tête tombe, pointant ses cuisses grandes ouvertes, d’où elle aimerait avorter son mal. C’est le vagin invisible et surexposé symboliquement à la fenêtre qui avait attiré Macario dans cette mésaventure ; c’est lui qui demeure, à la fin du film, le mystère du mal et le point de fuite des lignes de l’image. Le plan convoque tout un pan de l’histoire de la peinture occidentale, celui qui relie le voile déchiré de la Madona del Parto de Piero de la Francesca à L’origine du monde de Courbet, jusqu’à l’Etant donné… de Duchamp. Toujours la même question : comment la seule chose désirée, cadrée, saisie par le regard se dérobe mystérieusement, comment le dévoilement redouble l’opacité, comment le trou, vagin et bouche de dragon, recueille en lui tous les mystères.
La femme n’est-elle qu’un trou pour Oliveira ? Luisa est une image, un vagin qui s’exhibe, une béance qui recueille désir et argent. Il serait facile d’accuser Oliveira, cinéaste catholique, de la misogynie séculaire qui associe la femme au mal. D’autant que le récit met en avant le courage et la loyauté de Macario, interprété par le propre petit-fils du réalisateur, Ricardo Trepa. Ce serait oublier que le film est doublement l’histoire d’un con : c’est aussi l’éducation sentimentale d’un petit bourgeois naïf qu’il s’agit de déniaiser. Il faut voir Macario entamer une danse de la victoire dans son bureau après un regard accordé par sa belle pour savourer l’ironie flaubertienne du film. Luisa est moins le Mal que l’Autre, cet autre sexe mais aussi cette autre classe qu’on ne peut approcher sans se brûler les ailes ; elle est moins la Femme qu’une image de l’aristocratie, qu’Oliveira rapporte à ses attributs traditionnellement féminins : l’oisiveté, l’art, le raffinement.

Singularités d’une jeune fille blonde ramasse avec une densité incroyable l’ambiguïté ironique du cinéma d’Oliveira : la précision maniaque dans la composition spatiale des plans, poussant l’esthétique du film vers l’imagerie d’un miniaturiste, est le leurre d’une simplification, d’une schématisation du visible qui met pourtant le doigt sur un trou noir dans la représentation. Qui est aussi une mise en évidence d’un point aveugle dans la société, d’une énigme, d’un non-sens : pourquoi est-ce Luisa, riche et oisive, qui triche et qui vole, alors que son fiancé honnête trime au bureau puis au Cap-Vert ? Ce qui pourrait se formuler ainsi : qu’est-ce que ce système financier où l’argent, censé être unité monétaire, est vécu selon deux modes inconciliables, celui du jeu abstrait et immotivé des nantis et des oisifs, et celui du travail et de la nécessité ? Le labeur de Macario pour combler ce gouffre entre les classes, clairement symbolisé par la rue, occupe tout le temps du film.
En effet, Oliveira n’est pas tant intéressé par la passion entre les deux amants que par les sacrifices faits en son nom, par le prix qu’elle coûte. Le film réfléchit, plus généralement, sur le prix que coûte toute histoire. Le choix d’adapter une nouvelle, le principe du flash-back attestent le fait qu’Oliveira accepte le jeu de la fiction mais son récit porte précisément sur le prix de ce jeu, non innocent. Au départ, de fenêtre à fenêtre, tout paraît simple : deux jeunes gens se regardent, se désirent : une histoire peut commencer. Toutefois, les choses sont plus complexes : pour se rejoindre, il faut redescendre les escaliers, y croiser son employeur, s’en expliquer, sortir dans la rue, la traverser, accéder à cet immeuble habité par la bourgeoisie en place (depuis Salazar ? rien n’est vraiment explicité) et enfin s’y faire accepter. Une histoire d’amour doit faire l’épreuve de la rue, des classes sociales et de la crise actuelle, à laquelle on ne peut pas ne pas penser en voyant le film, ne serait-ce que par le curieux effet provoqué par la distance entre cette anachronique course à la dot et l’apparition dans le plan de nos euros à couleur criarde. Finalement, le film entier paie son tribut à une romance, qui ne durera que le temps de sa fin.
Le détour par le flash-back, la fiction aurait-il alors été factice, miné de l’intérieur par des questions pécuniaires strictement réalistes ? Le film n’aurait-il été qu’un long décryptage de la ligne abstraite du paysage portugais entraperçu par les fenêtres du train ? En d’autres termes, Oliveira nous donnerait-il à voir ici le triomphe du réel sur toute possibilité de récit ? Ce n’est pas si simple : la violence dans la manière de tirer le rideau vaut autant pour l’histoire entre les deux jeunes gens que pour le film même : au rejet de la jeune fille succède un dernier plan zénithal sur le train qui file au loin. Pas de retour au présent, pas de constat tiré, rien ne dit que les fenêtres et leurs paysages soient devenus visibles aux passagers de l’omnibus-cinéma. Le film est plutôt le lieu d’une mise à l’épreuve réciproque entre la fiction et le réel. Aucun dépassement en vue ; juste une mise en espace de leurs rapports toujours mouvants.
Le cinéaste centenaire racontait non sans humour que lors de la crise de 1929, il ne pensait qu’aux filles et aux voitures de course alors que la crise actuelle l’inquiète beaucoup plus. Ce film en est clairement la preuve : les TERs compliquent la donne pour rattraper la femme désirée.

par Olivier Cheval, Felix Rehm
mercredi 30 septembre 2009

Accueil > actualités > critique > Fenêtre sur con
Tous droits reserves
Copyright