Entre deux chaises

En 1964, Jean Narboni écrivait : « L’Insoumis est un film confortable et prudent. Protégé de bout à bout par un voile de sincérité et de bonnes intentions, il expose celui qui l’attaque en bloc à l’accusation de mauvaise foi, puisque rien ne peut s’opposer à la sincérité sinon, bien sûr, la mauvaise foi. » Suivait une analyse impitoyablement détaillée du premier film d’Alain Cavalier ; analyse qui à quelques changements près (essentiellement les noms des personnages et des lieux) tient encore la route quarante cinq ans plus tard, lorsqu’on l’applique à Irène. Même le titre de l’article convient : « Entre deux chaises ». Cavalier racontait alors une histoire proche de celle du Petit Soldat de Jean-Luc Godard. Aujourd’hui il s’inspire de sa propre vie. Le pitch recoupe les grandes et petites lignes d’autres Godard – un homme du cinéma est amoureux d’une fille extraordinairement belle, il accepte des commandes commerciales afin de lui rendre la vie agréable, des tensions surgissent, elle quitte la maison et meurt dans un accident de voiture. Noter tout de suite que le cinéma de Cavalier, en tout cas l’essence de son opération, s’exprime moins dans un thème spécifique, la guerre d’Algérie ou une romance tragique, que dans le geste parasitaire consistant à tirer le meilleur profit d’un cinéma à la fois plus courageux et moins commercial que le sien. Et qu’en cela il est moins élève de Godard que de Louis Malle, dont il a été l’assistant réalisateur. En deuxième lieu, il est surprenant qu’un cinéma à ce point égal à lui même depuis un demi siècle soit tenu pour moderne partout, y compris dans la revue qui publia jadis « Entre deux chaises » de Jean Narboni.

Cavalier connaît toutes les ruses. Il joue sur tous les tableaux, à chaque fois avec une intelligence et une précision diaboliques. Sur papier, la mise en scène d’Irène est ce qu’on peut imaginer de plus libre. Cavalier filme comme si sa caméra DV, dont il montre les cassettes et le chargeur, était son propre œil. Alors pas de cadre, pas de gros plan et surtout pas de travelling. Pas un seul plan rattaché aux formes classiques, mais du début à la fin des effets d’avant-garde : l’homme à la caméra en prise directe avec le monde. Cela peut donner l’impression d’un cinéma libéré de la médiation intellectuelle pourtant confortée par la voix off de l’auteur. Celle-ci accompagne tout le film en ne cessant d’anticiper ou de décrire en direct le travail de l’œil numérique. Si on ose affirmer que tout cela est une ruse, et le ruseur un roublard, c’est que toute cette apparence de légèreté nécessite la plus ancienne mise en scène qui soit, celle du théâtre des corps. Corps dolent de l’Auteur qui contemple son pied affecté par la goutte, sa main blessée par l’escalator du métro, son visage abîmé d’ancien séducteur. Bien sûr, la vision de l’homme diminué et dégoûtant va de pair avec une insatiable effronterie. Laideur de l’image qui ne se soucie jamais d’aucun cadre. Laideur de la voix qui se complaît à souligner les mots insipides et la philosophie de poche du texte. Laideur morale de ce charmeur content d’avoir trouvé l’outil adéquat à sa mise à nu.

Le début du film est dès lors une dure épreuve. Forte est l’envie de s’en acquitter au plus vite, et j’aurais pris la porte si la rangée pleine de spectateur ne m’eut découragé de le faire. Cavalier n’est peut-être pas culotté au point de prévoir une telle contrainte. Il mise plutôt sur deux astuces de métier. Le film s’appelle « Irene » et pas « Alain ». Le spectateur lui accordera donc bien dix minutes voir plus avant de perdre patience. Entre temps, l’omniprésence d’Alain ne fera qu’alimenter notre curiosité pour Irène.
Ce sont dix minutes pendant lesquels Cavalier ne perd pas de temps. Il commence à lancer subtilement ses appâts. En même temps que le physique désavantageux d’Alain, le film fait apparaître le fantôme d’Irène. Il l’évoque d’abord par des biais de plus ou moins bon goût. L’affiche d’une autre actrice convoitée par le réalisateur. Deux oreillers placées sur le lit dans une des anciennes alcôves du couple, de manière à former la silhouette d’une femme allongée les jambes écartées. Vous voyez comme tout cela est à la fois grossier et subtil. Ouvertement vulgaire, impudique, mais terriblement sincère, honnête, intime, émouvant. Et pourtant, il n’est rien de plus théâtral qu’un couple formé par un corps en perdition et un bel esprit. C’est là que Alain Cavalier montre à quel point son cinéma sent la naphtaline. Si on laisse tomber la caméra DV et qu’on date son imaginaire, Irène est le premier film d’avant nouvelle vague sorti dans la rentrée 2009. Un vrai film de la qualité française. Un film de scénario conçu avec une maîtrise de l’ellipse et un sens du raccourci qui seraient, qui sont, objectivement admirables, s’ils n’étaient les effets d’un immense leurre. D’un film qui s’enrobe d’une forme légère pour faire passer en contrebande la plus graveleuse des histoires. Et qui le fait distillant les informations avec un calcul digne d’un usurier.

Les toutes premières images montrent des cahiers datant de 1970, 1971, 1972. Chaque fois qu’il prononce le mots « cahiers », le cinéaste avale trois cuillères de sirop. Il savoure l’arme du crime. Sa seule arme, son seul objet : son scénario. À ce moment de l’histoire, vous ne savez que peu de choses sur elle – en gros : qu’elle sera morte vers la fin du troisième calepin –, et vous mourez d’envie d’en savoir davantage. Ce qui fait de ces cahiers une sorte de macabre compte à rebours et de Cavalier l’idiot savant qui s’amuse d’une part à le tenir du début à la fin, page après page, lapidaire et en même temps badin, alerte, vif, rapide, souvent drôle ; et d’autre part à vérifier que cela n’aille pas trop vite. À la fin, tout est dit. Qui elle est, d’où elle venait. Irène s’incarne un bout après l’autre bout. Et quand vous aurez sa chair, sa photo, son image, Cavalier aura sa peau. Et vous avec lui.
Ce qui frappe est la fausse modestie par laquelle il fait mine de découvrir, lors d’une nuit d’insomnie ou en attendant un train pour Paris, que la vie ressemble au cinéma. A son cinéma. Sempiternel truc de vieux cherchant la jeunesse dans la naïveté. Le coup de la pastille Varda. C’est que cette vie d’Irène, que Cavalier retrouve pour nous, était déjà devenue cinéma. Une conversation entre Irène et lui était devenue un passage de La Chamade, qu’on revoit grâce à la courtoisie de la Warner Bros. Alain faisait alors des scénarios et les filmait. C’était le cinéma de papa.

par Eugenio Renzi
vendredi 6 novembre 2009

Accueil > actualités > Entre deux chaises
Tous droits reserves
Copyright