L’atelier de David Fincher

Plateforme de location de films et de séries accessible sur Internet aux Etats-Unis, au Canada et dans certains pays d’Europe (mais pas en France !), Netflix inaugure le 1er février la diffusion d’une nouvelle série, House of Cards. C’est un événement pour plusieurs raisons. Producteur exécutif de l’ensemble de la saison, David Fincher signe la réalisation des deux premiers épisodes. L’intrigue est celle d’un succès de la télévision britannique du début des années quatre-vingt dix, transposée pour l’occasion à Washington au lendemain d’une élection présidentielle. Querelles de pouvoir, conciliabules et machinations forment en surface les péripéties d’une fiction politique qui rappelle, un temps, le récent Boss programmé par Starz. Rien de commun pourtant avec l’expérience pour le petit écran de Gus Van Sant, dont le talent ne fut sollicité que pour la réalisation du pilote. Du premier au treizième épisode qui composent la saison, Fincher demeure le maître d’oeuvre de House of Cards, ici demandant à la production tel acteur ou tel réalisateur pour prendre le relais de la mise en scène, là défendant à l’équipe technique, avec laquelle il passé six semaines à établir la palette, l’utilisation de la steadycam ou le recours aux cadrages trop rapprochés. Dans son atelier, bons (Allen Coulter, auteur de quelques uns des meilleurs épisodes des Soprano) et médiocres apprentis (Joel Schumacher) se succèdent, tous guidés par les recommandations d’un cinéaste épris de finesse et de précision.

Rare au cinéma, s’impose dans ces deux épisodes l’impression d’observer un artiste au travail, de le voir tracer les lignes fortes, arrêter les contours, imposer les tons dominants. La part d’hésitation, d’improvisation inhérente à l’entreprise de caractérisation que constitue une série se fait d’autant plus sensible que les personnages de House of Cards sont sûrs d’eux, et se plaisent à nous guider. Le programme tout entier est décidé dans une ellipse inaugurale, et nous n’avons plus qu’à suivre son déroulement, à combler les coupes et à se laisser surprendre par les raccords qui rompent soudainement le sentiment d’évidence.

La scène paraît trop simple, si bien que c’est le découpage qui interroge. Aucune condensation obligée de l’intrigue ici, jamais de saturation de la bande-sonore : le réalisateur de Fight Club et de The Social Network ne se débarrasse de rien, n’essaie pas d’étourdir le spectateur ni de le prendre de vitesse. Inefficace au maximum, la séquence la plus brève dure encore trop longtemps, en répète une précédente pour opérer sur elle un retour, marquer un retournement. Il n’y a pas de première rencontre entre la journaliste débutante et le chef de la majorité au congrès : le politicien machiavélique tourne seulement la tête pour porter, dans une scène absente de la série originale, un regard appuyé sur les fesses de la jeune femme. L’instant est immortalisé par un photographe, et la mécanique est lancée ; elle n’a plus besoin de prétexte pour sonner un soir à son domicile, ni lui pour la faire entrer.

L’effet d’écho qui redouble, depuis Zodiac, à chaque opus fincherien, est porté dans House of Cards à une nouvelle intensité, l’utilisation de deux caméras Red tout au long du tournage, ni plus, ni moins, permettant de faire suivre de près chaque plan de son double. Le premier mouvement à l’écran en continue un autre, encore en mémoire : la journaliste arrivant dans les bureaux du Washington Herald est aussi étrangère au lieu que l’enquêtrice, sa soeur, l’était dans les couloirs de l’agence au début de Millenium. Son costume d’adolescente est d’ailleurs aussi peu vraisemblable dans le contexte que la crête parfaite de celle qui enlevait à l’instant son casque de moto. Le décor rappelle aussi celui de Zodiac, emprunté, déjà, aux Hommes du Président. Dans le deuxième épisode, Fincher fait même mine d’imiter le travelling latéral accompagnant les deux reporters de Pakula dans leur course à travers les bureaux - emblématisé dans La Classe américaine –, mais l’interrompt avant sa fin ; l’héroïne ne prendra jamais l’ascenseur, son déplacement encore avorté au plus fort de son élan. Un plan, tel un motif, n’est pas repris pour être porté à un plus haut degré de perfection dans l’accomplissement, mais pour approcher, image par image, du point où cette perfection, aussi harmonieusement intégrée soit-elle à la toile d’ensemble, accuse une artificialité, se détache, et dénonce les tergiversations infinies qui ont concouru à cette assurance.

Peut-on compter sur votre soutien le plus total ? Avant de répondre, le personnage joué par Kevin Spacey hésite quelques secondes, longues dans l’économie qui est celle de la série, et plus encore dans celle du montage auquel s’astreint toujours Fincher. Ce temps de retard, ou plutôt de trop, que le personnage n’avait même pas marqué en apprenant son éviction de l’organigramme du gouvernement, le voit, soudain, privé de son art de la répartie, de son aptitude au mensonge et de sa capacité d’invention. Ce soupir appuyé n’a peut-être d’équivalent que le mouvement de caméra ascendant qui saisissait, au début de The Social Network, le regard perdu de Mark alors qu’il achevait son premier coup d’éclat, ou, plus mystérieux encore, le mouvement de tête de droite à gauche, et inversement, de Michael Douglas à la fin de The Game, qu’une suite de coupes plutôt que de raccords laissait ostensiblement en suspens. Instant de réflexion ou d’hébétude ? Le montage ne permet jamais de le décider, si bien que le dialogue bute toujours sur ce moment, ce gros plan pouvant signifier la surprise aussi bien que la confirmation d’un pressentiment. Dans une série écrite sans souci des coupes publicitaires, l’instant de suspension dénonce presque systématiquement l’absence de suspense ; il n’y a plus de coup à jouer. Le spectateur est moins tenu en haleine que le personnage à l’écran mais, plus que lui, il anticipe et entend la menace à venir. Les deux premiers épisodes de House of Cards offrent comme le modèle d’un art qui se contenterait d’éclairer des mobiles, la clarté de l’image désignant la limite de l’ombre qui l’entoure, la cadence parfaite l’instant où celle-ci se trouve prise en défaut.

Fragiliser l’image, telle est peut-être l’ambition paradoxale au service de laquelle l’exigence technique souvent déroutante de Fincher a toujours été mobilisée. Les plus perplexes devant une telle méticulosité y reconnaissent un travail de l’effet mené bien plus avant que ne le voudrait un souci d’efficacité. La volonté d’impressionner qu’ils y lisent se prête mal à un cinéma dont les subtilités livrent moins des clins d’œil discrets au spectateur du premier rang, guettant une récompense, que les indices, sinon d’une intention énigmatique, du moins d’un mépris affiché pour leur attention. À jour à partir de Zodiac, est mise en scène dans The Social Network, Millenium et maintenant House of Cards une indifférence curieuse, voire suspecte, de l’image à ce qui s’y découvre. Le désaccord sensible dans la précision des cadres, la durée des plans et le choix des raccords n’offre aucun contrepoids à la difficulté de s’exprimer ou de se mouvoir des personnages, à la beauté, la laideur ou la réalité de ce qui est à l’écran. L’image des films de Fincher ne force rien, ne témoigne d’aucune volonté de prendre à revers les codes de la télévision ou du cinéma de l’époque, ne fait preuve d’aucune audace : elle est seulement, et à la fois, puissance et virtualité. Réfractaires au cadre, les héros qui s’y laissent prendre n’existent qu’autant qu’ils savent la vanité et la violence de la lumière qu’ils voient dirigée contre et non pas sur eux. Opposer à cette agression aveugle et sans cesse renouvelée de la photographie des visages toujours différents, ne jamais en laisser de définitif, c’est le défi, dérisoire peut-être mais d’enjeu politique, lancé par les derniers films de David Fincher. House of Cards en propose une formulation humoristique, plus modeste, plus crue aussi dans son pessimisme fardé.

par Arthur Mas, Martial Pisani
vendredi 1er février 2013

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