Trois notes (pour un beau film)

[Déjà dans Locarno 2012]

#1.
À quoi pense un professeur de mathématiques à la retraite, veuf depuis vingt-neuf ans, qui vit seul et travaille à un essai de métaphysique sans parvenir à le terminer ? Peut-être pense-t-il à Saint Paul, à Saint Marx et à Saint Freud. Ou bien à Emanuele Severino, qui a écrit que la philosophie n’est rien d’autre qu’une réponse donnée à la peur que le « devenir » suscite chez les hommes de tous les temps. Ou bien, il pense qu’une jeune fille – jolie, blonde, intrigante – est en train de se faire agresser sur le palier, qu’elle a besoin d’être sauvée, abritée, soignée.

Il le pense, il en fait un film. Et, dans ce film, il raconte que cette fille ne vient de nulle part. Qu’elle a besoin de lui tout comme il a besoin d’elle. Il raconte alors qu’elle devient sa complice dans ses recherches philosophiques et qu’ensemble ils terminent son manuscrit. Il imagine qu’elle lui pose des questions auxquelles il répond avec intelligence et précision. Et qu’elle écoute ses monologues en les ponctuant de réserves et d’objections.

#2.
Et nous, que pensons nous de tout cela ? Deux choses. La première est une fausse bonne piste que suggère l’ancien adage : tout film raconte l’histoire de sa fabrication. Souvent malgré lui. Parfois ouvertement, si possible avec un mélange d’indiscrétion et de pudeur – comme lorsqu’on parle d’un rêve. Celui de Werner Herzog et Klaus Kinski de pousser un bateau au sommet d’une montagne. Celui de Jean-Claude Brisseau et de Virginie Legeay de vivre et d’enregistrer l’invention de leur rencontre.

#3.
La seconde considération contredit la première. Il serait injuste et naïf d’attribuer la réussite de cette mise en scène de la vie à un principe purement mécanique. Quelque chose lui échappe. Le film, qui met tout en abîme, en parle à sa manière en incrustant un fantôme entre elle et lui. Fantôme qui, pour une fois, ne traverse pas le pont, mais est lui-même une passerelle entre le scepticisme ultra-rationaliste du professeur et le monde spirituel de la jeune fille. Pont, parce qu’il permet un échange partiel des rôles, lorsqu’elle guide l’autre dans l’univers du spiritisme, lorsqu’un esprit frappe le vieux professeur ; à elle cette fois-ci de courir à son secours.

Dans un film où tout à l’air de produire du sens, l’idée d’une maison hantée (réalisée avec des effets spéciaux à la Méliès) est folle et bienvenue. C’est l’endroit où le film résiste à l’interprétation qu’il veut donner de lui-même. Où la question de la relation entre un vieil homme et une jeune fille s’abrite et se perd, abandonne le terrain du bon sens et s’envole vers le terrain léger et émouvant de la pure fiction.

ER

... Trois notes de plus

[16/02/2013]

#4
« #1 » ouvre justement sur l’idée que ce film est aussi la réalisation d’un désir. Que fait ce vieil homme : il rêve qu’une jeune femme blonde avec qui il pourrait avoir de profondes conversations aurait désespérément besoin de son aide, là, de l’autre côté de la porte. Le film met en scène ce fantasme. Par là, une partie de sa réalité prend une saveur spirituelle particulière. Avant même que des fantômes n’apparaissent, les êtres bien réels que l’on filme sont affectés d’un coefficient d’imaginaire : ainsi cette ancienne élève qui surgit dans la rue, trop jeune pour avoir l’âge qu’elle dit avoir, offrant à l’ancien professeur le discours qu’il rêve qu’un jour une élève trop belle lui dise et qu’aucune ne lui dira probablement jamais : vous avez changé le cours de ma vie, mon regard et mes idées n’ont plus jamais été les mêmes après avoir été votre élève. Cette apparition là, pourtant accompagnée de tous les signes de la réalité la plus tranquille, loin des esprits frappeurs, a pourtant un petit goût de créature de l’imagination.

#5
Prolongeons cette piste. Ne s’agit-il que du désir d’en mettre plein la vue aux jeunes femmes ? de faire le prof une dernière fois devant une blonde sauvageonne ? Il y a un autre désir à l’oeuvre. Celui que le personnage de l’ami médecin sert à exprimer tout haut : et si c’était un piège, et si cette fille venue de nulle part savait bien en revanche où elle venait ? si c’était une petite frappe, qui ferait en douce un double des clefs, pour tout te prendre ? Ne se trahit-elle pas en utilisant le nom du vieil homme, qu’il est difficile de croire qu’elle a eu le temps de lire sur la sonnette alors qu’elle était censée courir dans cet escalier pour échapper à son agresseur ? Et si ce dernier était de mèche, et s’il était celui qui finalement le tuera lui, quand il aura changé son testament pour la faire héritière de tout ? Hé bien, quand bien même il en était ainsi, ne désirerait-on pas quand même que tout arrive de la même manière ? Ou bien encore : est-ce que cela ne serait pas encore mieux ? Est-ce que, plus que d’une jolie blonde, ce ne serait pas d’en être le jouet, que le vieil homme désire ? Tout se passerait alors comme si Brisseau avait ainsi refait La Chienne de Renoir au pays des esprits. Avec une différence : Michel Simon, cette fois-ci, saurait à l’avance quel piège lui est tendu, et goûterait avec délice chaque seconde où il le sent se refermer. Brisseau ferait de Renoir ce que De Palma fait d’Hitchcock : une machine où se regarder être pris au piège de son désir.

#6
Pour quelle bénéfice ? La libération. Michel Simon, libéré par la grâce d’une chienne qui lui a tout pris de son existence bourgeoise, embrasse la liberté absolue des clochards ; Jean-Claude, par la grâce d’une jeune femme qui communique avec les esprits, apparaît enfin à son tour en esprit. Libéré du poids de fantasmer, libéré du poids de regarder, le vieux homme désirant gagne enfin le droit de rejoindre à son tour la cohorte des fantômes qui peuplent depuis longtemps ses films.

AM

par Arnaud Macé, Eugenio Renzi
mercredi 6 février 2013

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