Les champignons et la tortue

Après La Terre Abandonnée, caméra d’or à Cannes en 2005, et Entre Deux Mondes, vu à la Mostra en 2009, hélas toujours inédit en France, on continue de suivre le sri lankais Vimukthi Jayasundara. À l’affiche dans une seule salle à Paris (au Brady) : il faut se dépêcher de voir cette oeuvre-fantôme avant qu’elle ne disparaisse.

L’homme, pieds nus et vêtus de guenilles, et qui semble être un sauvage, arpente une forêt. Il touche un arbre, y grimpe parfois, avant, bien plus tard d’en chuter avec fracas comme un fruit mûr. Parfois nu, il semble ne faire qu’un avec la nature. Devant lui se présentent quelques champignons qu’il n’hésite pas à manger. Le reste de l’histoire de ce sauvage est-elle une hallucination après cette dégustation inaugurale ? On se pose souvent la question des filtres d’images dans Chatrak, celle de la porosité entre les genres et les tons, entre le conte et la réalité, le souvenir et le présent.

Dès les premiers instants se déploie un art : un superbe travail sur le son nous immerge dans une forêt bengale, où se cache le sri-lankais, peut-être réfugié ou oublié de la civilisation. Apparaît alors, dans un étrange fondu enchaîné, forme de projection mentale ou de réminiscence, l’image d’un soldat étranger, un grand costaud chauve et imberbe, à la langue du nord. S’entame une poursuite entre les deux hommes, où l’imprévisible sauvage égare le milicien. Les deux étrangers sympathisent, et le film semble opérer par bonds, plongeant d’un plan à l’autre de la S.F. primitive. Vers la comédie –ici, un gag où les deux compères se font chiper leurs vêtements par des pique-niqueurs du dimanche ; là, une imitation du « fou » dans la posture de la sieste du soldat. Chatrak bifurque ainsi de suite, fragmente sa course et se dérobe à nos yeux.

Le cinéma de Vimukti n’a aucun principe, sinon celui d’inventeur et de défricheur de nouveaux territoires fictionnels ; il cherche avant tout à prendre possession du spectateur dans ses glissements d’une narration à tiroirs, le happe par la sensorialité de l’image numérique. Il y a chez Jayasundara, un goût aigu des échos, des correspondances, favorisées par l’intelligence du montage et une remarquable écoute du réel. Au début du film, le soldat rampe et creuse un trou dans la terre : il s’adresse à elle pour lui confier ses peurs et sa culpabilité (« j’en ai tué cent ») ; plus tard, cette même nature expulse les mots du soldat à l’oreille du réfugié, comme si elle ne pouvait garder ce qui lui a fait trop de mal pendant toutes ces années. Plusieurs fois, l’ambiance joue ainsi avec les registres, politiques (I’apparition du soldat en fondu enchaîné et lumière blanche est comme une lointaine image de la guerre civile, qui irriguaient les précédents titres de Vimukthi), ou esthétiques (les changements de cap et de niveaux narratifs où le récit bascule sans prévenir dans le rêve), échappant sans cesse à un développement classique. Les sauts des espaces-temps se font par chutes, au propre comme au figuré –à la poursuite du sauvage, le soldat plonge dans un trou passant d’une forêt lumineuse à une jungle nocturne qu’on croirait de studio ; puis, lorsque l’architecte Rahul venu ramener son frère à la civilisation, voit son corps lourdement tomber d’un arbre ; enfin du haut de sa tour en construction, le suicide manqué et coupé avant sa chute, du même architecte est démarré par une course rageuse qui se joint à l’image à mouvement de la foule lors d’une grande parade religieuse dans Calcutta.

La terre est un des sujets du film, et plus généralement, du cinéma de Jayasundara. Plus précisément : comment celle-ci nous possède et comment on finit par en être dépossédée. Lorsque Rahul arrive à Calcutta après dix ans passés à Dubaï, l’architecte reprend un chantier d’une grande tour, antinomique des habitations au sol en Indiennes. Un peu avant, des images DV de paysans protestant contre l’expropriation de leurs terres insiste sur la virulence politique des déclassés qu’on veut à tout prix chasser de leur territoire. Le style, comme le grain de l’image, contrastent avec le soin et la luxuriante nature qui lui précédait. Elle introduit la laideur des chantiers des tours, d’habitations uniformes de New York à Dubaï. Moderne et ancien cohabitent, vie sauvage contre vie high-tech, comme ici, le DV et la Haute définition la plus pointue, film politique et conte ancestral.

« Can you feel the silence ? » Ce silence de mort par lequel s’achevait Land Of Silence (2002) était entretenu tout le long par la respiration difficile et le souffle épais des grands blessés de la guerre civile, qui composaient une partie de la bande-son. Les corps et la sexualité bestiale des soldats d’Empty For Love (2003) et de La Terre Abandonnée (2005) étaient la suite logique des ravages de longues années de lutte armée. Combat physique, le cinéma de Vimukthi parle peu mais bien. Art, peut être, de la rééducation, qui raccompagne le personnage du fou dans la forêt du début après l’échec de son retour à la civilisation. Personnage superbe, qui essaie de capturer la lumière d’une ampoule et la transférer sur sa peau, la saisit jusqu’à s’en couper la main ; animal libre de la forêt bengale, joueur et rêveur primitif. La dernière image laisse apparaître dans le plan une tortue, qui peine à se déplacer sur le terrain boueux des constructions qui n’avancent pas, symbole peut-être, de personnages cherchant à se protéger d’eux même et du monde inquiétant qui les entoure et les dévore (le retour à la nature contre la guerre et bientôt le capitalisme le plus sauvage).

par Thomas Fioretti
mercredi 20 février 2013

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