Prêtez-moi l’oreille

Parisiens, le film passe tous les jours à 14h au cinéma Les 3 Luxembourg.

Nurith Aviv poursuit avec constance une oeuvre d’exploration et de décloisonnement des pratiques intellectuelles spécifiques : dans son précédent film, Traduire, elle filmait face caméra plusieurs femmes qui parlaient de leurs expériences de traductrices, qu’elles soient grecques, israéliennes, russes, allemandes, françaises ou arabes. La même forme est reprise dans Annonces, mais ce sont cette fois des philosophes qui témoignent, et des plans plans de paysage suffisamment longs pour évoquer le cinéma de Straub et Huillet séparent chaque intervention. Marie-José Mondzain, Barbara Cassin et d’autres analysent les textes sacrés des trois monothéismes sur les annonces faites à Marie (dans l’Evangile) et à Sarah (dans la Genèse). Certaines abordent aussi le cas de Hagar, présent dans la Genèse aussi, mais surtout fondamental pour la tradition islamique, personnage de servante/mère-porteuse. Les annonces à Sarah et Marie consistent en effet en une révélation divine annonçant que malgré leur stérilité, elles auront toutes deux un enfant.

L’intérêt du film ne réside pas tant dans les interprétations particulières que font ces femmes des textes en question que dans l’ensemble singulier qu’elles constituent en parlant d’un épisode précis, sans opposer leurs vues en fonction de leurs origines, et en refusant que le croisement de ces analyses recouvre les découpages religieux. L’enjeu et le moyen de cette manière est de mêler une expérience intime de femme et d’intellectuelle à une réflexion sur des textes qui ont façonné leur éducation, leur façon de penser. Alors que cette influence pourrait les séparer, ou segmenter les personnes dans leur manière d’être, le film permet de découvrir ce qu’elles inventent collectivement, sans forcément le savoir. S’en dégage une éthique d’intellectuelle qui, parlant des textes religieux de manière intime plutôt que communautaire, produit une manière de s’adresser à tous sans discrimination ou classification imposées par des écrits issus de traditions différentes.

S’il y a ici double entrée, c’est parce que Nurith Aviv met en scène d’une part une manière d’intervenir en tant qu’intellectuelle, et d’autre part un dépassement/déplacement : des frontières linguistiques dans Traduire, des traditions herméneutiques dans Annonces. Dans son nouveau film, les femmes sont également d’origines diverses, venant toutes de pays du pourtour méditerranéen (Grèce, France, Egypte, Israël, entre autres). A cela correspondent deux formes parallèles, qui entremêlent la façon d’être femme et intellectuelle à travers le récit d’un parcours personnel, et une ouverture du langage savant au-delà des chapelles religieuses ou nationales.

La première forme, rigide, constituée par les exposés face caméra des intervenantes, échoue dans son projet didactique et narratif à la fois : entremêler le récit de vie et le discours savant comme vulgarisation des textes bibliques. Il y manque un souffle romanesque pour convertir le modèle de narration en élan collectif, et porter chaque interprétation vers une réappropriation des textes par chacun (à la manière de ce que font ces femmes en les intégrant à leur biographie). L’autre forme est plus souterraine, plus libre. Les quelques plans de paysage semés entre les témoignages remettent tout à plat et offrent un espace où l’on ne différencie plus une rive de la Méditerranée de l’autre, la France et la Grèce d’Israël. Les rapports entre les mots et les langues, aussi bien qu’entre les diverses interprétations des annonciations, sont bouleversés. En effet, on se prend à ne plus respecter le projet d’origine et à se laisser porter par la musique des mots, par la manière dont ils migrent, comme le dit une intervenante, d’une langue à l’autre, à l’instar des personnages de Sarah, Hagar et Marie.

Chaque paysage devient une terre d’élection, si bien qu’il n’y a plus une seule Terre Sainte qui formerait l’écrin originel des textes bibliques. La liberté dont fait preuve Nurith Aviv dans le montage de ces séquences équivaut au libre passage d’une tradition à une autre, d’une première interprétation en arabe à une seconde en hébreu, ou en français. L’une des réflexions se fonde notamment sur plusieurs références aux oeuvres de Fra Angelico représentant l’annonciation : alors qu’on en craint une utilisation didactique, le film y puise précisément un nouvel intérêt plastique. Une fresque du peintre italien, alternant profondeur et aplats, perspective et dépouillement, confirme ce qu’on apercevait dans la manière dont Aviv décrit le paysage avec sa caméra, avec une audace comparable, dans son épure, à celle de Fra Angelico lorsqu’il laisse, au centre d’une fresque, un mur blanc sur la moitié de l’oeuvre – et l’expose tel quel, de sorte que le regard rabat toute la profondeur d’une scène d’annonciation sur l’aplat d’un mur. Il y a là une simplicité qui ne connaît comme seul devoir que l’exposition des scènes et des interprétations, sans en constituer aucune hiérarchie.

par Aleksander Jousselin
lundi 14 octobre 2013

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