Miss Korea

Il faut voir Haewon & les hommes à la lumière du titre précédent In Another Country, qui racontait l’histoire d’une française de passage en Corée du Sud. Isabelle Huppert y incarnait trois fois Anne, un personnage en perdition, de plus en plus ivre au fil du récit, de plus en plus en proie au désir des locaux. Hong Sang-soo met cette fois-ci en scène la figure paradoxale d’une étrangère en se posant dans la capitale Séoul qu’il a déjà visitée plusieurs fois. Ce n’est plus à une occidentale mais autour d’une jeune fille prénomée Haewon (Jung Eun-Chae) de faire tourner les têtes des hommes. Après la curiosité qu’inspirait la présence d’une française en Asie, c’est à l’identité nationale sud-coréenne d’Haewon d’être rapidement remise en question et évaluée, et notamment lorsque sa route croise celle de Jane Birkin (dans son propre rôle). La touriste vedette trouve à Haewon une étrange ressemblance avec sa fille Charlotte Gainsbourg. La suite entretient l’ambiguité des origines réelles d’Haewon. L’installation imminente de la mère d’Haewon au Canada n’apporte pas d’indice supplémentaire sur sa filiation et même ses amis proches parlent de l’union mixte des parents d’Haewon comme d’une rumeur. Le jour du départ de sa mère, Haewon se laisse aller à un petit spectacle des sentiments et défile devant elle avec la grâce d’un mannequin. Pleine de bonnes intentions, sa mère lui glisse qu’elle « devrait se présenter à l’élection de Miss Korea ».

Plus tard, ses camarades d’université, qui la détestent, sont d’accord pour mettre sa bassesse morale sur le dos de ses prétendues origines métisses. Et l’ambiance tourne à l’évocation des stéréotypes de la propagande antisémite, lorsqu’ils suggèrent que sa famille est riche. Cette xénophobie des personnages n’est évidemment pas celle de Hong Sang-soo. Mais quelle est sa fonction ? In Another Country grossissait le trait d’une violence présumée chez les Coréens, celle qui choquait tant Huppert (« Vous, les hommes coréens, êtes des brutes ! »). Haewon est pour tous celle qui vient rompre le petit équilibre habituel, celle par qui la rumeur arrive. Sa liaison avec un homme marié et professeur connu de tous ainsi que ses origines « impures » viennent s’additionner à la méfiance démesurée qu’inspirent et accompagnent les étrangers. Si Haewon était un homme, les femmes du coin l’accuseraient sans doute de convoiter leurs époux.

Tout cela ne fait pas de « Miss Korea » un exemple, encore moins un porte-drapeau. Si l’étrange et l’étranger fascinent autant Hong Sang-soo, c’est moins par attrait de l’exotisme qu’à cause du plaisir coupable des clichés qu’ils lui renvoient, et s’il filme autant ses semblables, c’est pour créer avec eux une familiarité qu’il discerne mal chez ses compatriotes, amis ou voisins, en tout cas pas mieux ailleurs que sur ses terres. Depuis ses débuts, le cinéaste n’aspire au fond qu’à se découvrir lui-même pour se perdre à nouveau. Les schémas qu’il met en place ne lassent pas car ils produisent de récurrentes rencontres et d’étonnantes coïncidences. Son réalisme est le produit d’un comique de répétion témoignant d’une étrange finesse psychologue, car différant sans cesse l’endroit et l’instant d’où sont observés les caractères. Spontanée par nature, sentimentale par définition, Haewon est de celles qui se laissent porter par la vie et son cours. Un jugement rapide par des oppositions bateau, froide et centrée sur elle en apparence, courageuse au fond, peut la séduire ; les faux talents médiumniques d’un séducteur cabot déclenchent chez elle des rires émus et nerveux - le film revisite avec bonheur les classiques de la drague. Reproduit d’épisode en épisode, le grand écart consistant à dire tout et son contraire pour déchiffrer autrui autorise une posture morale toujours plus souple depuis The Day He Arrives, où la rapidité des péripéties faisait hésiter Seong-ju jusqu’à l’ivresse.

Tout devient alors possible pour Haewon à l’intérieur d’une ville aussi grande que Séoul. Chaque mouvement offre son lot de gratuité, qu’il soit suivi ou non par la caméra, ni que l’un ou l’autre choix n’ait de raison apparente. Cinéaste comme acteurs semblent naviguer où ils le peuvent et tout le monde se retrouve régulièrement dans un espace décrit comme trop petit. La capitale sud-coréenne se résume ici à quelques rues, cafés, librairies et croisements : c’est en même temps invraisemblable et le fruit d’une existence indiscutable, quand bien même Haewon y échappe par des rêves bénins. La singularité d’une ville réduite à un modèle universel ne se perd jamais grâce à la précision et l’attention portée aux multiples détails qui en composent le décor. Un univers où on aimerait demeurer et auquel on aurait plus que jamais envie d’appartenir à cause de sa taille réduite. L’immensité de Séoul s’adapte à la mesure d’un petit film qu’on peut arpenter sans autre contrainte que de retrouver sans cesse les mêmes endroits.

Ces nombreuses récurrences isolent des morceaux de réalité en leur rendant de la singularité. Elles expriment également un désir d’indépendance faisant écho au trajet de cette “fille de personne” qu’est Haewon et dessinent une carte imaginaire, plus petite que l’originale, à même la ville de Séoul. Les zooms brutaux sur une cigarette à peine éteinte portent avec eux ce qui désormais doit être considéré comme la manière d’être du cinéaste plus qu’un style de mise en scène. Forts de leur pouvoir autonome de césure, ces plans répétés sont moins des signes du destin que des marquages au sol guidant Haewon et les autres en facilitant leur circulation sur le territoire. L’insistance sur ce motif ironique, naviguant entre le conte de cinéma que chacun s’invente et le refus de Hong de s’abandonner à une intrigue prédestinée, ouvre une voie merveilleuse au hasard.

La beauté d’Haewon provient aussi de sa faible ressemblance avec les hommes les plus lâches de la filmographie d’Hong Sang-soo. Une interversion s’est d’ailleurs discrètement mise en place depuis In Another Country, dont le scénario s’écrivait depuis un coin d’une table chez une fille en colère contre son oncle. Haewon et les hommes compte trois nouvelles pages raturées d’un long journal intime évanoui dans la propension d’Haewon à somnoler dans les lieux publics. Tout le reste n’est entre temps que la divagation de celle qui se plaît à écouter les sirènes d’un homme marié ou le baratin d’un réalisateur prétendant converser avec Martin Scorsese au téléphone. Si Haewon s’endort devant un livre nommé The Loneliness Of Dying, personne ne peut deviner à l’avance si elle trouvera la paix seule ou accompagnée, mais son sommeil lui permet de corriger ses erreurs de coeur. Ses illusions y dévoilent une netteté affective que le réel n’est pas à même de laisser apparaître. Le montage se charge lui-même d’interrompre la grâce : le parfait instant d’amour entre deux amants écoutant une mauvaise interprétation de la 7ème symphonie de Beethoven ne survit pas au plan suivant. En haut de la montagne où siège une forteresse historique, la sincérité des retrouvailles entre Haewon et le même amant en pleurs est bouleversée par le raccord sur la jeune fille au milieu d’une sieste. Le seul échappatoire d’Haewon pour éviter le pire avec les hommes est de s’inventer son propre vécu en s’endormant sur le livre le moins fantaisiste qui soit. Si elle trouve ainsi rapidement le sommeil à chaque fois qu’elle est en position d’écrire, c’est parce qu’elle suspend idéalement le poids véritable de ses songes pour y laisser en toute circonstance se déployer le champ des possibles. Sitôt énoncée lors de sa rencontre avec la vraie Jane Birkin, la ressemblance entre Haewon et Charlotte Gainsbourg devient à nos yeux une évidence qui ne cache ni mystère ni révélation, mais marque avec calme et douceur l’accueil de chaque évènement anodin comme un moment extraordinaire à portée de main.

par Thomas Fioretti, Aleksander Jousselin
jeudi 24 octobre 2013

Accueil > actualités > Miss Korea
Tous droits reserves
Copyright