L’expérience Bron

A l’instar du récent The Unknown Known d’Errol Morris, projeté à Venise et à Berlin, Stéphane Bron se lance ici dans le portrait d’un homme détesté, Christoph Blocher, soit le Jean-Marie Le Pen helvète – mais qui, voyant sa carrière toucher à sa fin, décide soudain de baisser la garde et, riche du détachement que lui confère son âge avancé, laisse un jeune documentariste le filmer, sans se soucier vraiment de son image. La preuve de cela, c’est que la fin du documentaire déplut beaucoup au fils de Blocher. Dans cette fin, Bron cède au lyrisme et filme l’homme politique étendu sur un canapé, tandis que la voix off explique qu’il fait à présent face à la mort. Comme dans le film entier, l’idée est double : la dimension mortifère du personnage de Blocher ne tient pas tant à sa vieillesse qu’à la putréfaction idéologique de la Suisse, dont il est en grande partie responsable. Ce double-sens, le fils le voit, et demande à Bron de changer la fin. Mais Blocher père insiste : non, laissons-le, après tout c’est vrai, je vais mourir bientôt. Pour un expert de la manipulation du langage, ce détail en dit beaucoup. Ou peut-être qu’il dit simplement la faiblesse liée à la terrible littéralité sur laquelle repose toute réflexion extrémiste.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que Bron avait bel et bien tenté de dire ce qu’il pensait vraiment, sans prévenir l’homme politique. L’expérience Blocher, c’est en effet Jean-Stéphane Bron qui la conduit sur lui-même : peut-on, ou ne peut-on pas, faire un documentaire honnête sur quelqu’un dont on ne partage pas du tout les idées ? Comment se mélangent l’honnêteté que l’on doit au public, et celle que l’on doit à celui que l’on filme ? La question est celle du point de contact entre l’intime et le politique : comment faire en sorte de faire correspondre ce que l’on pense politiquement de quelqu’un, et ce que l’on en pense humainement ? Bron insiste sans cesse sur le côté humain de celui qui, en creux, ressemble à ce qui se fait de pire. On le voit se raser. On le voit nager. On l’écoute raconter son enfance. Comment garder ses convictions politiques devant un homme auquel on a simplement envie de rendre ses aimables sourires ? Cette volonté de filmer à la fois le politique et l’humain fait de L’expérience Blocher plus qu’une étude de l’extrême-droite : une vivisection de celle-ci.

Le film passionne jusque dans ses failles. La voix off vouvoie le personnage, comme si le portrait étant en fait une hagiographie destinée à l’homme, comme si Bron parlait avec la voix du biographe, mais en s’adressant à son objet. Comme si, en fait, cette voix off tenait à signifier le fait qu’elle se fait sous écoute, que quelqu’un la surveille. Le film est ainsi beaucoup plus intéressant dans ce qu’il révèle du documentariste pris au piège que dans son portrait d’un parti politique, aussi actuel soit-il. De façon très pédagogique, Bron amène le spectateur à rechercher tout ce qu’il a pu tenter d’insérer de personnel sans choquer la supervision de Blocher. Ce qu’il faut, explique Bron, c’est séparer les sentiments que l’on éprouve envers l’homme de ceux que l’on éprouve pour ses idées ; c’est séparer l’intime et le politique, justement ; c’est faire ce que l’extrême-droite ne fait pas. Bron peut ainsi se montrer reconnaissant envers Blocher, et truffer son film de double-sens. Ainsi du plan des essuie-glaces, aperçu à deux reprises, symboles de ce que l’on cherche à effacer. Ainsi de l’ombre permanente. Ainsi des quelques inserts sur des corbeaux, des plans d’hélicoptères sur la forêt rappelant le début de Shining, ou encore de la musique menaçante, voués à compenser la sympathie sincère que Bron manifeste à l’égard de celui qui a eu la gentillesse de se laisser filmer. Autant de double-sens dont on peine à croire que Blocher ait pu les laisser filer… Jusqu’à ce qu’on apprenne qu’il a tenu à se laisser berner, en dépit des conseils de son fils.

par Camille Brunel
mercredi 19 février 2014

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