L’heure du mou

Le nouveau film de Jim Jarmusch ne nous avait pas convaincus. On s’en était acquittés par un « direct » et une note, les deux négatifs. Anna Etienne, à laquelle nous souhaitons la bienvenue, nous a adressé un texte qui nous a plu et que nous avons eu envie de publier. La note reste la même...

Tout a déjà été dit. Tout a déjà été fait. Tout a déjà été ressenti. Pour ceux qui vivent plusieurs siècles, qui voient le monde leur filer sous les yeux, il ne reste qu’à répéter ce qu’on sait faire : écrire, dormir, aimer, marcher dans la nuit Tangéroise ou rouler dans la pénombre de Detroit. Les corps à la fois ralentis et aériens des vampires de Jarmusch imposent à l’écran leur peau diaphane et la lourdeur des années déjà vécues. L’étonnement a disparu chez Adam, Eve et Kit qui connaissent le nom des bêtes et des plantes en latin, qui ont été familiers des Byron et autres sulfureux esprits. Les amants Adam et Eve ont consumé mille fois leur amour, et leurs retrouvailles ont la saveur d’une scène rejouée à l’infini.

Le spectateur arrive après toutes les surprises. L’essor fulgurant d’une technologie fascinante et destructrice a déjà eu lieu, le XXè siècle est passé. Les personnages se sont déjà rencontrés, et mariés trois fois. Ils ont sans doute déjà essayé de cohabiter avec leurs proches, mais le monde des humains, appelés les « zombies », est radicalement mis à distance. Il en reste quelques rues désertes, un complice médecin fournisseur d’hémoglobine, une boîte de nuit sur laquelle on promène un regard vaguement amusé.

Il serait bien facile de faire porter aux personnages un regard moralisateur et surplombant sur une humanité en déroute, en proie à des crises qu’on aurait pu, témoin à l’appui, désigner comme totalement inédites dans l’histoire de l’humanité. Justement, ici, Jarmusch hésite. La drôlerie du film et sa manière de ne faire qu’effleurer la question de l’état du monde lui évite une posture explicitement condescendante et maintient notre envoûtement intact. C’est peut-être cependant le problème : nous sommes envoûtés. Les images défilent comme au ralenti, comme si un grain de sable coincé quelque part dans le projecteur donnait un rythme plus appuyé et plus lent au mouvement des corps, à l’élocution des personnages, de manière quasi imperceptible, mais suffisante pour rendre les personnages tout juste monstrueux et tout juste fascinants. L’imagerie gothique nocturne séduisante, les piques d’humour cinglant des deux amants, leur apparente finesse d’esprit et en définitive leur sympathie, nous mettent dans la position privilégiée et trop confortable de celui qui a tout vécu et qui en est revenu.

Le mal-être d’Adam, sa misanthropie, son rejet irrévocable du personnage d’Ava, jeune vamp hédoniste qui croque avec plaisir les jeunes oiseaux de nuit qui croisent son chemin, font de lui une sorte de pantin nostalgique et profondément snob. Il nourrit l’éternel regret de celui qui traverse les époques trop vite : encore bloqué quelque part dans les années 60, il bidouille des installations électriques hors d’âge et collectionne les guitares anciennes. Kit, qui a un jour été connu sous le nom de Christopher Marlowe, vit lui aussi sur des ruines : il continue d’écrire à la plume, dans un petit cabinet reculé, à la lumière d’une bougie faiblarde.
La solution proposée face à ce rejet du monde et du temps humain est la tiède affirmation par Eve de la nécessité de continuer à vivre, à s’aimer, à danser, en attendant que le monde s’écroule ou que les réserves de sang échappent à la contamination généralisée. On retient du film l’énergie désillusionnée mais encore un peu joyeuse d’Eve, alors que sont simultanément évacués la mélancolie suicidaire du vrai snob et la vitalité individualiste d’Ava. Un parti pris assez timide envers un monde que l’on pressent tout de même proche d’un glissement irrévocable. Deux postures : accepter le tour de magie que nous jette la belle mise en scène de Jarmusch et s’oublier pour un temps au désenchantement blasé des élites immortelles, ou rompre le sortilège pour décider d’habiter le monde des vivants, et, comme Ava, claquer la porte.

par Anna Etienne
mercredi 12 mars 2014

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