Sensorama

À l’heure d’une indigence croissante en matière de création d’affiches de cinéma, celle de Gilles Vranckx pour L’étrange couleur des larmes de ton corps interpelle à coup sûr. Sur un fond noir de jais, une femme en tenue d’Ève est auréolée d’un vitrail. Carnation blême et braise, chevelure héritée d’Alfons Mucha et figure de la volupté en accentuent encore le lyrisme Art Nouveau. Un lyrisme ardent qui annonce d’emblée la couleur du giallo : deux cornes triomphent sur la tête de ce dieu Pan au féminin tandis qu’un filet de sang vermeil s’écoule de sa gorge tranchée. L’assassin habite au creux de sa main. C’est par un parti pris formel affirmé que débute L’étrange couleur, mentions martelées à l’écran dans une police sanguine sans sérif. Noms propres et cuirs lisses s’alternent à toutes frictions utiles, se télescopent sous l’effet de split-screens, s’interpénètrent par saccades selon des procédés épileptiques.

L’amorce narrative de L’étrange couleur reprend certains codes du film de genre : une femme a disparu, son mari se met à sa recherche et subit une suite d’épreuves qui le mèneront de l’imprévisible à l’innommable, le tout dans un décor labyrinthique. On pense à la maison aussi hermétique que mythique au sein de laquelle évolue Suzy dans le Suspiria d’Argento, entre trompe-l’œil, végétal-roi et pièces à géométries variables. Pour la réalisation d’Amer (2010), Hélène Cattet et Bruno Forzani avaient quant à eux opté pour la French Riviera, choisissant de filmer en extérieur/jour avant de refermer les volets sur une Étrange couleur en huis clos, essentiellement tournée entre Bruxelles et Nancy. La volonté d’inversion de leurs noms au générique – Bruno Forzani à présent en tête de proue – marque la dominante masculine du second pendant de ce diptyque : la femme de l’affiche est une Salomé.

La première peau du film n’est autre que sa dimension architecturale. De la villa Majorelle à l’hôtel Solvay, de l’hôtel Ciamberlani à la villa Bergeret, l’enquête de Dan Kristensen, le mari esseulé, prend place dans des espaces protéiformes à l’envi. Hormis la pièce à vivre du couple, contemporaine voire pop en ses détails, les intérieurs convoqués respirent la naphtaline, reclus dans un XIXe siècle fantastique. Boiseries déployées à l’infini, cloison vitrée au paon royal et escaliers en majesté figent encore davantage ces interzones où la règle des trois unités, de temps, d’action et de lieu, ne peut dignement s’appliquer. Captive de cette magnificence au cordeau et de ces myriades de passages combinatoires, l’incertaine trajectoire de l’homme en perdition s’affirme toujours plus aiguë dans ce lieu où toutes les pièces finissent par communiquer. Sa quête en cours semble osciller à la lisière de deux mondes diversement circonscrits : d’une part, les présences invisibles, d’autre part, un royaume tangible à l’excès (la matière exaltée). Les parois vibratiles de ces alcôves passées au stéthoscope ne resteront cependant pas intactes très longtemps. Caressées d’abord, elles finiront éventrées sans autre forme de procès. Rares sont les films à offrir pareilles séances de sensorama.

À la lecture divinatoire du tarot de Marseille, le tirage est formel : la carte de la Maison Dieu vient d’être retournée. Elle symbolise les sortilèges, le chaos et la ruine, la mise à nu de l’âme et de l’esprit dans la douleur physique, mais aussi le châtiment divin. Dans Amer, déjà, était cité un extrait des vers de la Divine Comédie de Dante situés au-dessus de la Porte de l’Enfer. Cette fois, la descente aux Enfers du damné Dan projette sa mauvaise fièvre sur le spectateur. D’entrée de jeu, un incessant tournis s’installe. Le whisky on the rocks remue dans son tumbler, le vinyle ondule sur sa platine, les corolles décoratives se font giratoires, les médaillons à gemmes sont renversés. L’attention portée au grain de peau, aux motifs et aux textures en tous genres démontre un hyperréalisme fétiche. La caméra n’a de cesse de s’attarder avec minutie sur des détails, d’en filmer les segments avec patience, les arêtes brisées avec violence. Les corps, étirés, tendus, distordus, subissent des sévices dignes des effets d’optique élaborés par le photographe André Kertész. À ces tensions et mauvais traitements viennent s’ajouter la prise forcée d’une pilule bleue à visée érectile, les instruments et accessoires de torture, l’hémoglobine en quantité, une tête coupée comme réduite quand d’autres encore sont aux prises avec des tueurs gantés. Même les reflets de ces êtres en souffrance, au prix du miroir, éclatent et se brisent tour à tour, avec une force inouïe, à l’instar de la célèbre séquence finale de La Dame de Shanghai. L’érotisme du film rend par ailleurs hommage au voyeurisme à travers les mille paires d’yeux présentes à tous les coins de serrures, transformant le palais Jungendstil en véritable maison du docteur Edwardes.

L’impact physique des qualités sonores du film en est d’autant plus percutant. Pas un instant sans que l’oreille du spectateur ne subisse flatterie ou supplice. Forzani et Cattet ne se contentent pas de puiser dans l’imagerie des années 1960-1970 : ils en reprennent les bruitages et le goût de la post-synchronisation. Ainsi, le tournage s’est effectué en Super-16, une pellicule argentique désormais épuisée, et sans prise de son direct. Les grincements et chuchotements, le métal hurlant des lames affûtées, forment un vacarme tel que Dan lui-même intervient en suppliant que l’on cesse ce bruit insupportable, qui produit sur lui un effet viscéral tord-boyaux, une excroissance en soi. C’est sur une bande enregistrée, dissimulée au fond d’une boîte à chapeau, qu’il découvre stupéfait la voix de sa femme psalmodiant : « J’ai découvert ma profonde nature. Je me sens libérée... » En accompagnement de ces stridulations, Bruno Nicolai (compositeur pour Jess Franco), Ennio Morricone, Alessandro Alessandroni (ami d’enfance de ce dernier), Riz Ortolani (à l’origine de musiques pour Cannibal Holocaust en 1980) et Nico Fidenco (proche collaborateur de Joe D’Amato dans les 1970’s), entre autres colosses musicaux, prêtent au film leurs litanies. Peter Strickland, réalisateur de Berberian Sound Studio (2012), a quant à lui participé à l’ouvrage en composant un cri de son cru venant s’ajouter à ce symposium sonore. Les tympans du spectateur, soumis à rude épreuve, n’échappent pas, sur l’instant, à un tenace sentiment de pénibilité.

L’exercice filial du whodunit appelle un grand nombre de références, parmi lesquelles les maîtres du giallo, pionniers du genre, Dario Argento et Mario Bava, se retrouvent naturellement en tête, suivis de près par David Lynch et ses climats caractéristiques. Les cinéastes disent autant se réclamer du cinéma d’Harry Kümel (Les Lèvres rouges, Malpertuis) que des films d’animation de Satoshi Kon (principalement Perfect Blue et Paprika) pour ce qui est des appareils de séduction, de la profusion décorative, du délire visuel et de la complexité des récits imbriqués. Une image subliminale entre toutes laisse apparaître un visuel de La Belladone de la tristesse (1973) d’Eiichi Yamamoto, libre adaptation expérimentale de La Sorcière (1862) de Jules Michelet, appartenant à la trilogie suggestive des « Animerama », seule inspiration à être explicitement citée.

L’étrange couleur se mue en étrange douleur au générique de fin, comme pour mieux signifier que l’œuvre est arrivée à l’exsangue de ses propres procédés et archétypes après l’âge d’or puis la destruction massive de ses figures. Pour d’aucuns, dont les murmures forment des bruits de couloir désormais bien connus du spectateur, L’étrange couleur et ses atours paraîtront friser le mauvais ménage autiste et autarcique en raison de l’inlassable répétition des mêmes motifs, de ses expérimentations en germe, de son caractère obsessionnel et maniéré. Gardez-vous de souscrire à ces frilosités. Une infusion de L’étrange couleur des larmes de ton corps le matin au réveil, une injection de L’étrange couleur des larmes de ton corps le midi pour rappel, une perfusion de L’étrange couleur des larmes de ton corps le soir en phase de pré-sommeil, et vous connaîtrez l’amplificateur sensoriel perpétuel.

par Laure Giroir
jeudi 27 mars 2014

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