Où est la République ?

#1. Dans son nouveau film, Dominique Marchais reprend la route de la France agricole qui faisait déjà l’objet de son précédent, Le Temps des grâces. Les deux documentaires partagent plus qu’une démarche, ils sont complémentaires. Autant dire qu’ils se complètent mutuellement et qu’ils sont en effet très différents l’un de l’autre.

#2. Au début de La ligne de partage des eaux, un groupe de biologistes, les pieds dans des bottes et les bottes dans les eaux d’une rivière, munis d’étranges viseurs en forme de cône, observent le lit du fleuve et la faune qui s’y abrite. Ils recueillent ainsi des données sur la population des moules sauvages... Ils en trouvent une, cela semble miraculeux. Trois personnes, plus une équipe de cinéma, tous dans l’eau à contempler une moule. Le film donne par là son mode d’emploi : l’échelle à laquelle il décide d’observer le monde.

Le film précédent commençait avec un plan très large, très général, sur un champ de blé. Le même endroit était montré à nouveau à la fin, mais l’axe était inversé, on voyait, depuis le champ de blé, une zone pavillonnaire. L’intention était alors de montrer la France aujourd’hui par deux angles différents. D’abord l’image que la France, depuis l’endroit où elle est (les pavillons) se fait d’elle-même (un beau champ de céréales). Ensuite l’image inversée : le réel (les pavillons) vu depuis le rêve (la nature éternelle). Exercice de critique de l’idéologie d’autant plus remarquable qu’il ne faisait appel qu’à un pur dispositif de mise en scène. Un autre cinéaste aurait pu opposer une image laide, celle des pavillons, à une image belle, celle du champ. Marchais, au contraire, veillait à ce que les couleurs et les lignes des pavillons eussent la même grâce, la même harmonie de formes que les couleurs et les lignes de la campagne. Manière d’obliger le spectateur à aller plus loin, à ne pas se fier aux impressions. Manière de le préparer à ce qui allait suivre : un film où les discours qui s’opposent l’un l’autre méritent tous d’être écoutés avec attention. Le sujet du Temps des grâces était historique. Et pour cela il visait la totalité. C’était affirmer : voilà la France, voilà comment nous en sommes arrivés là. La ligne de partage des eaux prend acte et demande : que faire ? Cette fois-ci il s’agit de filmer le pouvoir. Dès lors la question devient : où est le pouvoir ? Quelle est sa géographie ?

#3 Faux. Mauvais souvenir. La ligne de partage ne commence pas immédiatement par le plan dans la rivière : ce plan est précédé d’un générique tourné dans une maison, indoor donc, où plusieurs mains assemblent les pièces d’un puzzle… Pourquoi cette image ?

On dirait qu’elle aurait convenu au Temps des grâces qui était un film puzzle, un film choral, plein de personnages qui, séparément, s’exprimaient devant la caméra, pour raconter le présent et le passé, et pour exprimer une opinion qui n’entrait que rarement en dialogue direct avec celle d’autres personnages. C’était au film de recueillir les morceaux et de reconstituer l’ensemble. Ici, dans la Ligne, ce sont ces mains qui travaillent, de concert, à assembler les pièces.

Dans La ligne de partage des eaux, la caméra est plus en retrait. Si la scène de la rivière, avec les entretiens des chercheurs, évoque la mise en scène du premier film, déjà quelques plans plus loin on bascule dans un autre cinéma. Ce basculement n’est pas net, Dominique Marchais le montre comme un processus. La scène est une des plus belles du film. On assiste à une discussion entre un agent de la police nationale, dont la tâche consiste à protéger le territoire, et un groupe de paysans. Les paysans ont coupé la végétation qui poussait sur les bords d’une rivière ; les plantes gênaient l’abreuvage mais – explique l’agent – elles protégeaient aussi les eaux, qui dès lors, exposées à la lumière, sont devenues mortelles pour la faune aquatique. Les berges étaient pleines d’ordures, les paysans les ont nettoyées et maintenant les eaux sont propres, répliquent les autres. L’agent a le dernier mot : certes la pollution tue les poissons, mais dès qu’on arrête de polluer, la faune se reconstitue rapidement, tandis que les arbres coupés mettront des années à repousser…

Au début de la scène, les personnages s’adressent surtout à la caméra. Petit à petit, il commencent à dialoguer entre eux. Il ne s’agit pas d’un passage net. C’est un mouvement délicat et précieux. On sent que, à tout moment, l’échange pourrait dégénérer en un conflit. Au début, la mise en scène protège les personnages de ce danger, qui est aussi celui de tomber dans une sorte d’affrontement entre thèses, typique des émissions de télé ; mais elle n’hésite pas à prendre du recul, à faire confiance à la capacité des uns et des autres de construire un véritable dialogue.

À partir de ce moment, le film plonge en profondeur, part à la recherche de communautés petites et minuscules dont il observe et enregistre, admiratif, le travail démocratique : l’assemblée d’une mairie vouée à disparaître ; une réunion au niveau régional de plusieurs agences du territoire : une micro assemblée locale de propriétaires qui essayent de penser collectivement comment construire leurs nouvelles maisons…

C’est évidemment recueillir des informations, relater une situation, explorer la France profonde et faire un état du pays. C’est aussi beaucoup plus : chercher l’exercice du pouvoir là où, en apparence, il ne se trouve pas ou peu. Pourtant Dominique Marchais ne cherche pas un pouvoir ou un contre-pouvoir (résistant, marginal, etc…) mais quelque chose de beaucoup plus rare et fragile. Il veut filmer l’essence même du pouvoir (populaire) chez des personnes qui ont une emprise, ne serait-ce que minime, sur leur propre existence et qui, à travers l’exercice de la discussion et de la confrontation, prennent de véritables décisions sur la manière d’habiter le monde.

#5. Dans Le Temps de grâces on écoutait plusieurs témoignages. Celui d’un couple de vieux paysans qui ont vécu les temps où l’agriculture s’était industrialisée et dont le mot d’ordre était : la France doit nourrir le monde. Celui d’un paysan-entrepreneur d’aujourd’hui. Celui d’un couple de biologistes qui luttent contre l’agriculture intensive. Ou encore celui d’un agriculteur qui essaye de faire vivre une ferme biologique sur des terres humides... Dominique Marchais les écoutait tous avec la même attention, presque sans commentaires. Cela n’empêchait pas le film de choisir son champ. Il y avait là l’idée que, dans le cinéma comme dans la vie, prendre position veut dire, littéralement, trouver sa place. Comme Le Temps de grâces, La ligne de partage des eaux ne tient pas de discours. Il expose son point de vue pratiquement, en s’approchant de son objet.

Du point de vue esthétique, le nouveau film est d’ailleurs moins sophistiqué que le précédent. C’est que sa matière est plus complexe et demande une forme plus simple, un film dès lors plus âpre. Dans Le Temps des grâces, tout était doux. Même des pavillons on aurait pu dire : cette image évoque le travail d’un peintre paysagiste. NB : cela n’empêchait pas le film de dénoncer l’agression des terres par l’entreprise du bâtiment. La ligne de partage des eaux s’aventure à l’intérieur d’une géographie plus subtile. Le film se demande comment les décisions sur le territoire sont prises. Se demande surtout comment on peut filmer cela.

Du point de vue éthique, rien n’a changé. Dominique Marchais ne se laisse jamais emporter par un sentiment de mépris. Un contre-exemple. Lors d’une grande assemblée à Châteauroux, une jeune femme, experte en communication, employée par la mairie, défend le projet d’une grande zone d’activité à construire à l’extérieur de la ville. Elle tient alors un discours conforme au credo technocratique, sur le bienfaits de la modernité, qu’elle récite avec foi, mais sans enthousiasme.

On ne remontera pas davantage l’échelle du pouvoir. Tout comme la vie aquatique s’arrête lorsqu’elle trouve un barrage sur son chemin, Dominique Marchais ne remonte pas le fleuve du pouvoir jusqu’à sa source prétendue. On s’arrêtera à Châteauroux. À son maire, et surtout à cette experte en communication – laquelle est d’ailleurs moins un ministre qu’un servant docile de l’idéologie dominante, hélas formée dans les écoles de la République... Derrière sa messe, on entend l’expression de l’élite au pouvoir, en France et en Europe, un discours éminemment idéologique car il présente comme une nécessité divine ce qui en vrai n’est qu’un choix politique. Inutile dès lors d’aller plus haut, à l’Elysée ou à Bruxelles. Déjà là, elle est bien visible, la ligne de partage entre la dictature et la démocratie ; tel un barrage, cette ligne sépare deux manières de vivre, de penser, d’exister politiquement. Le film n’a pas besoin d’aller plus loin pour montrer qu’on ne peut pas être des deux côtés à la fois.

par Eugenio Renzi
dimanche 4 mai 2014

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