Le fantôme dans la machine

1. Une des questions qui hantent le cinéma de Christopher Nolan est posée à la fin de Memento : « si je ferme les yeux, est-ce que le monde va cesser d’exister ? » Leonard, celui qui s’interroge, répond par la négative. Mais Nolan croit tellement peu à cette conclusion qu’il continue à poser la question film après film : ce que montre un plan est-il limité au point de vue du personnage ? Dans un entretien donné à Entertainment Weekly, le réalisateur a déclaré qu’avec Interstellar, il cherchait pour la première fois l’expérience directe et totale, au-delà de ce que voient ses personnages. Il est vrai que ses précédents films ne décrivaient pas autre chose que des petits combats livrés aux confins de la subjectivité : le Leonard de Memento vivait isolé dans les îlots de sa mémoire défaillante, le Will d’Insomnia avançait à tâtons dans une sorte de brouillard moral et Inception mettait littéralement en scène des vues de l’esprit. Ce dernier film transformait la mémoire et les rêves en pièges au cadre de plus en plus resserré et au décor de plus en plus branlant. D’une certaine manière, c’est par là que commence Interstellar : des nuages de poussière qui rappellent la brume trompeuse d’Insomnia et un monde en passe de devenir invivable. Il faut à peine pousser pour voir dans l’asphyxie qui menace la famille de Cooper une métaphore du système Nolan piégé par ses propres limites. Mise en abyme que l’intéressé s’amuse volontiers à souligner à travers le robot Tars, dont l’anthropomorphisme dépend du bon réglage de certains paramètres tels que l’humour, ingrédient indispensable pour un blockbuster à succès. Nolan a beau tourner en dérision cette recherche du dosage parfait, c’est bien cela qui fait la réussite d’Interstellar, à la fois complexe narrativement et limpide émotionnellement, à mi-chemin entre le drame intime et l’épopée spectaculaire.

2. Nolan et Cooper sont sommés de choisir : combattre une nouvelle fois les démons de l’ici et maintenant, ou partir chercher quelque chose d’autre au grand large. Cooper opte pour le grand large et Nolan pour le mélodrame. Le film s’ouvre sur le visage d’une femme âgée qui raconte l’histoire de son père, un ancien pilote devenu agriculteur suite au crash de son appareil. Il s’agit de Cooper, qui vit avec sa fille Murph, son fils Tom et son beau-père dans une maison au milieu des champs. L’air est en train de devenir irrespirable et la terre, quasiment réduite à la stérilité, ne produit plus que du maïs. Il faut trouver une autre planète. Cooper est envoyé par la NASA à la recherche d’une autre Terre à habiter, au-delà d’un trou de ver (wormhole) situé à proximité de Saturne. En plus de son caractère épique évident, cette histoire de voyage dans un trou de ver, qui mélange les déplacements spatiaux et temporels, permet à Nolan de reprendre des motifs du mélodrame classique. Interstellar met en scène le passage du temps et son action sur une famille. Comme dans le Mirage de la vie de Sirk, le temps est si malléable pour le scénariste et si impalpable pour les personnages qu’il finit toujours par être celui des larmes. La théorie de la relativité aidant, le voyage semble durer quelques jours pour Cooper alors qu’il s’étale sur plusieurs décennies pour ses enfants restés sur terre. Après une excursion qui a duré une journée pour lui, mais vingt-trois ans pour ses enfants, il reçoit d’eux des messages vidéo montés les uns après les autres, dans lesquels il les voit parler, le visage changé, incarnation brutale, irréversible, du temps perdu. L’autre motif mélodramatique évoque certains films de Vincente Minnelli : la quête du foyer, le « chez soi » dans lequel vivre et auquel s’identifier symboliquement. Le Chant du Missouri, par exemple, met en scène les doutes et les aspirations des enfants d’une famille de Saint-Louis sur le point de déménager. Si ce n’est pas une ville mais une planète qu’il faut quitter dans Interstellar, ce changement provoque le même lot de bouleversements dans la famille dont la stabilité est en péril. « Home » est un terme qui revient sans cesse dans les dialogues, et dans un échange entre Mc Conaughey et Michael Caine, la distinction est faite entre « dominer » la terre et l’« habiter ». Habiter n’est pas être propriétaire, mais a plutôt trait à une qualité affective de la présence – celle d’un père pour sa fille par exemple – dont on découvre qu’elle peut même être fantomatique.

3. Fétiches, totems, trucs ou gadgets, les objets ont toujours occupé une place importante dans les films de Nolan. L’objet est quelque chose qu’on possède, et qui nous possède en retour. Dans Memento, Leonard garde précieusement une série d’effets ayant appartenu à sa femme (livre, réveil, brosse à cheveux), et s’en sert pour recréer un décor propice à une vaine résurgence des souvenirs. Les polaroïds qu’il collectionne, au lieu d’être des points de repère, sont des diversions qui détournent son regard de la réalité et le font tourner en rond. Dans le monde agonisant d’Interstellar, les objets ne sont là que pour prendre la poussière. Cette poussière, loin de marquer le passage du temps, est une sorte d’élément primordial qui se confond avec la granularité de l’image sur pellicule. C’est en regardant des choses déplacées bizarrement, des livres qui tombent par exemple, que Murph soupçonne la présence d’un fantôme dans sa chambre. A la différence des objets conservés par Leonard dans Memento, qui ne faisaient que le ramener à son obsession personnelle, ceux de Murph deviennent des moyens de communication : c’est à travers une montre, par exemple, que Cooper lui envoie des données sur le lieu dans lequel il se trouve. Mais ce n’est qu’à la fin du film que ces objets servent de pivot entre le point de vue du père et celui de la fille, quand Murph revient adulte dans sa chambre d’enfant. C’est un regard rétrospectif qui lui permet de restaurer l’aura des bibelots de son enfance, et de rencontrer le fantôme qui habitait avec elle. Le monde, dans Interstellar, n’est déchiffrable qu’après coup, en seconde prise, par le travail magique de la mémoire. Si Murph est parvenue à réveiller le fantôme que Leonard n’avait fait qu’entre-apercevoir, c’est qu’elle est revenue sur ses pas après avoir laissé retomber la poussière du temps présent.

4. Les espaces infinis d’Interstellar ne sont pas silencieux. Cooper se déplace dans la station Endurance avec des écouteurs qui jouent des bruits de fond lui rappelant la Terre : pluie, chants d’oiseau, qui après un raccord deviennent l’illustration sonore d’un plan sur Saturne. Quant à la parole, elle voyage plus vite que les personnages qui la portent. Les voix se détachent progressivement des corps, pour devenir images et sons dans les messages vidéo envoyés à Cooper par ses enfants, puis sons uniquement, venant combler le silence dans lequel évoluent les vaisseaux spatiaux. L’univers vu par Nolan n’est pas effrayant parce qu’il est vide ou silencieux, il est effrayant au contraire parce qu’ayant horreur du vide, il attire tout à lui, jusqu’à la surcharge : machinerie complexe saturant le cadre, grandes orgues de Hans Zimmer, montage alterné, grands sentiments, séquences psychédéliques, etc. Les rares moments de silence semblent avoir besoin d’un écrin sonore pour exister : ils s’entendent d’autant mieux qu’ils suivent ou précèdent une séquence musicale intense. L’espace n’est pas vraiment envisagé comme un lieu désert. Les scientifiques de la NASA le supposent même peuplé de personnes ou entités qu’ils appellent mystérieusement « they ». Ce sont eux, pensent-il, qui ont placé là ce trou de ver permettant d’accéder à d’autres planètes. Au bout de l’inconnu, c’est pourtant un monde familier qui attend Cooper : non seulement l’autre côté de l’univers est habité, mais il l’est par des personnes connues, qui appartiennent à son passé, au premier rang desquelles sa fille Murph.

5. Christopher Nolan connaît quelque chose à la théorie de la relativité, depuis Memento c’est même son sujet : la manière dont le découpage et le montage ont le pouvoir d’infléchir le cours du temps. Interstellar est traversé par une interrogation sur la relativité du temps, et sur la manière dont un cinéaste peut en tirer partie. Quand Cooper pleure devant la retransmission des messages de Tom et Murph, c’est comme si Nolan lui mettait devant les yeux des morceaux de vie manqués, c’est-à-dire des scènes coupées et remontées sans commentaire. Les mots, chez Nolan, ont une dimension plastique. Ils deviennent des images quand ils sont tatoués sur le corps de Leonard, et ont un pouvoir performatif dans les rêves d’Inception, où il est possible, entre autre, d’ordonner à un escalier de changer de direction. Dans un passage d’Interstellar le phénomène du trou de ver est expliqué avec une feuille et un crayon : pour aller d’un point à un autre, il y a la ligne droite, mais il est aussi possible de plier la feuille et de traverser les deux points avec le bout du crayon. Inception proposait également une représentation spatiale de la dilatation du temps. Une scène, par exemple, était rêvée par des personnages endormis dans une camionnette en train de tomber d’un pont. Ce contexte de chute modifiait dans le rêve les lois de la gravité et créait un environnement en apesanteur pour les personnages en train de se battre. C’est le phénomène inverse qui se produit dans Interstellar. Cette fois-ci, la relativité du temps est une réalité physique concrète qui n’a pas besoin de l’aide du scénario, tandis que les personnages n’aspirent qu’à une chose : vivre ensemble, au même moment, les pieds sur une planète hospitalière.

6. « Gravity », le terme est répété encore et encore dans le film, au point de devenir l’objet d’une quête obsessionnelle : la loi de la gravité est la seule que la théorie de la relativité laisse inchangée. La gravité est l’unique point commun entre les histoires racontées – celle qui se passe sur terre, celle qui se passe dans l’espace –, un lien entre les personnages qui s’articule de trois manières. Tout d’abord, quand Dr Brand père recrute Cooper, il lui promet de résoudre pendant son absence ce qu’il appelle le « problème de la gravité ». Cette équation, que Murph continue à essayer de résoudre après la mort du Dr Brand, doit rendre possible le retour sur Terre et le sauvetage de l’humanité terrienne. La gravité est ensuite la méthode de communication privilégiée par le fantôme de Cooper pour communiquer avec sa fille. Le dialogue commence avec des livres qui tombent, se poursuit avec des dépôts de poussière formant un message codé sur le parquet et se termine dans la montre offerte à Murph par son père, dont la trotteuse se déplace bizarrement, comme sous l’effet inattendu de la pesanteur. Enfin, la gravité est l’autre nom d’une loi de l’attraction tout aussi universelle, que Nolan n’hésite pas à nommer : l’amour filial qui obsède Cooper au moment de partir, pendant le voyage et au moment de rentrer, et plus largement le sentiment amoureux, celui qui pousse Amelia Brand à se rendre sur la planète du Dr Edmunds et Cooper à aller la rejoindre à la fin du film. Cette quête de gravité a aussi un sens esthétique. La rotation du cadre et de la toupie dans Inception, en défiant la gravité, coupait le lien entre les images et le monde. A l’inverse, Interstellar pointe ce qui, dans ses représentations, reste soumis à la pesanteur, et se trouve donc relié à un seul et même monde.

7. Interstellar est un film sur la transmission, au double sens de la communication à travers l’espace et à travers le temps. Plusieurs retournements d’Interstellar sont liés à des problèmes de transmission : Cooper découvre par exemple que le personnage d’éclaireur joué par Matt Damon a envoyé des fausses informations sur sa planète pour pousser la NASA à venir le tirer de son hibernation. Quand l’accent est mis sur la relation entre Murph et Cooper, la question de la communication se déplie dans le temps. Une belle idée de mise en scène, à la fin du film, fait coexister Murph enfant et Murph adulte, Cooper avant et après la mort. C’est la clé de la présence fantomatique de Cooper, qui lui permet de transmettre des informations à sa fille. Il voit la scène d’un lieu mystérieux, une sorte d’au-delà géométrique composé de bandes rigides ressemblant à la fois à des rayons de lumière et à des rayonnages de bibliothèque. Deux éléments symboliquement forts : les livres représentent le savoir, la lumière est la matière première de l’image photographique et cinématographique. Cette transmission a une dimension pédagogique. Pendant que Cooper envoie des informations à sa fille, Nolan vulgarise la science et la transforme en grand spectacle.

8. La mission de Cooper est celle d’un ingénieur et d’un géographe : il doit tracer l’itinéraire de sa mission, choisir des planètes à explorer, et une fois sur place les parcourir pour évaluer leur viabilité. Les personnages de Nolan ont toujours aimé faire des plans. Leonard, dans Memento, affichait dans ses chambres d’hôtel un schéma reliant entre eux les lieux où il était allé et les gens qu’il avait rencontrés. Les problèmes qu’il rencontrait étaient souvent liés au manque d’envergure de sa carte, qui lui faisait manquer la vision d’ensemble. Interstellar est le premier film de Nolan qui ambitionne le tableau d’ensemble. Cela passe d’abord, très simplement, par la démonstration spectaculaire des écarts d’échelle : un vaisseau spatial qui n’est qu’un point blanc avançant sous les anneaux de Saturne, ou une vague qui pointe à l’horizon, tellement gigantesque qu’on la prend pour une montagne. Deux espaces disproportionnés sont filmés en vis-à-vis : la Terre où vit Murph avec Tom et le professeur Brand, et les autres galaxies où se déplacent Cooper et son équipage. Le dernier personnage de Nolan à avoir nourri le fantasme du point de vue omniscient était le Batman de The Dark Knight. Un mur d’écrans lui permettait de contrôler tout ce qui se passait dans Gotham. La carte remplaçait si bien le territoire que dans une scène de combat nocturne, l’espace était entièrement modélisé, comme reproduit virtuellement pour être visible à l’image. Le Tessaract, l’au-delà dans lequel se retrouve Cooper vers la fin d’Interstellar, peut être vu comme une réponse à ce délire du contrôle. Dans ce lieu purement cinématographique, le passé, les souvenirs, deviennent de l’espace en temps réel, c’est-à-dire, comme le film est tourné sur pellicule, vingt-quatre fois par seconde. Ces séquences démontrent par l’exemple pourquoi Nolan ne pouvait pas faire son film autrement qu’en 35 mm : les images produite n’existent littéralement que par la rencontre de la lumière avec un matériau à sculpter. D’où l’importance de la poussière dans ce film, suffisamment légère pour rester suspendue dans l’air et suffisamment consistante pour matérialiser les rayons lumineux. On voit le chemin parcouru de Memento à Interstellar, du savoir fixé sur le corps avec des tatouages, à celui traversant le temps grâce à la lumière. Si Nolan a vaincu ses démons, c’est en les transformant en fantômes.

par Timothée Gérardin
vendredi 14 novembre 2014

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