Tous les garçons s’appellent Patrick Bateman

Double bill

Dan Gilroy et Cédric Anger sortent tous les deux un film cet hiver. Chacun s’est fait connaître au cinéma en tant que scénariste, avant de passer à la réalisation (Night Call est le premier film que Gilroy réalise). À l’instar de leur parcours, leurs films se font écho.

C’est un homme qui vit la nuit. Il existe aussi le jour, bien entendu, il vient à bout des journées – que ces journées soient éclairées par le soleil abrutissant de la Californie ou ombragées par les nuages gris et pesants de la Picardie – mais il ne prend réellement vie qu’une fois la nuit tombée. C’est à ce moment-là qu’il accomplit ses « œuvres », ce que les psychopathes dans les films appellent souvent, avec froideur, leur « travail ». Il sillonne la ville ou les campagnes en voiture, phares allumés, roulant très vite. L’œil bien ouvert, il est prêt à prendre en pleine figure le vent mis en branle par son véhicule en mouvement. La mâchoire serrée, il renifle l’air. Aux aguets.

Au premier abord, il dégage une normalité presque suspecte. C’est un homme trop carré, trop courtois, trop lisse pour être honnête. Il a cette politesse quasi clinique, ce langage de bureaucrate sur lequel tout glisse. Dans le film de Cédric Anger, La prochaine fois je viserai le cœur, l’homme est même gendarme – métier qui réclame une droiture telle qu’il en devient presque enfantin, sujet à blagues : le gendarme de Guignol qui se fait toujours frapper à la fin par des filous plus malins que lui. Mais Franck (Guillaume Canet), de jour comme de nuit, est plutôt du genre à taper sur les autres. La journée, il se fait respecter en intimidant ses collègues récalcitrants : ses coups de gueule, lorsqu’il plaque d’autres gendarmes contre les murs en leur criant dessus très fort, s’apparentent alors à du zèle. C’est une violence que l’on respecte. Menant une double vie qui ferait frétiller d’excitation Bret Easton Ellis, Franck frappe autrement la nuit. Les coups sont à ce moment-là le résultat d’un dégoût profond et la violence prend l’apparence d’une purge contre ce qui vient bouffer le cerveau de l’intérieur : les asticots que Franck ne cesse de voir, grouillant au sol puis se projetant sans cesse jusque sur le pare-brise de son véhicule.

Dans La prochaine fois..., le personnage de Guillaume Canet conduit toujours des voitures différentes et passe-partout, qu’il vole ça et là, « comme ça je peux choisir », déclare-t-il à la pauvre fille qui s’est amourachée de lui. Dans Night Call au contraire, Lou Bloom (Jake Gyllenhaal) conduit une voiture rouge vif. Forcément très repérable par sa couleur, cette voiture affiche ainsi une volonté de se faire remarquer dans la vitrine qu’est Los Angeles. Lou Bloom est un homme un peu paumé, à la recherche de travail ou de magouilles, qui finit par s’improviser journaliste spécialisé dans les accidents et crimes. Jake Gyllenhaal a beaucoup maigri pour le rôle et ses yeux étranges n’en sont que plus saisissants : au-dessus de ses joues creuses, son regard scrutateur semble avoir besoin de se nourrir de tout ce qu’il croise. C’est un homme prêt à tout, une sorte d’incarnation du désespoir économique contemporain : étranger à toute forme d’orgueil, lorsqu’on lui refuse un travail mal payé il revient immédiatement à la charge en réclamant un stage, même non rémunéré. Il se découvre un talent pour filmer les scènes de crimes sanglants, les accidents, les incendies, et vend ses images de plus en plus cher à une chaine de télévision. Lou, dont l’arrivisme et l’absence de scrupules donnent lieu à des scènes de dialogue dans lesquelles rire grinçant et effroi se côtoient, vit de et dans son véhicule. Franck se débarrassait des voitures en même temps que de ses victimes, tandis que Lou ne se sépare jamais de son véhicule, qui est à la fois un gagne-pain et un outil vital à Los Angeles, ville innervée par des autoroutes qui la traversent en tous sens et à flux continu comme des artères rouges et jaunes. Los Angeles est un grand corps dans Night Call, et Lou s’abreuve des accidents que lui donne la ville comme un insecte avide et jamais rassasié. La ville est d’ailleurs filmée dans la séquence d’ouverture comme une entité vivante se faisant « soigner » de ses divers maux : réparation d’une voie d’autoroute, nettoyage de l’espace urbain, feux de circulation qui s’allument, s’éteignent ou clignotent, comme signalant autant de symptômes par ailleurs indéchiffrables. Los Angeles est une jungle, un organisme vivant, un théâtre et un terrain de jeu pour Lou – tandis que l’Oise dans laquelle semble s’embourber le personnage de Franck dans La prochaine fois… s’apparente plutôt à un marécage.

Le GPS de Lou affiche le lieu de l’accident ; Lou et son acolyte s’empressent de se rendre sur place, parfois avant la police. Night Call pose constamment la question du regard : Lou en arrive à organiser lui-même les éléments de l’accident ou du crime qu’il documente afin de les rendre visuellement plus intéressants, plus captivants. La réalité ne suffit plus : la chaine de télévision et sa directrice de l’information Nina (impeccable Rene Russo) réclament du spectacle. Le visage de Nina, sorte d’ancienne reine de beauté ensevelie sous le maquillage, s’anime à la vue des malheurs qu’il faut diffuser séance tenante. Ses yeux brillent à la vue du sang : pas de doute, les médias sont devenus les nouveaux vampires (rejoignant ainsi une thématique déjà abordée dans un de nos papiers sur Gone Girl). La télévision incarne le Mal absolu, la déliquescence, l’enchaînement des âmes, le centre névralgique de la société du spectacle. Gilroy ajoute à cela une autre strate lorsqu’il met en scène Lou utilisant ses images pour faire du charme à Nina : l’image et sa valeur monétaire deviennent alors source d’érotisme. Lou Bloom marchande du sexe de la même façon qu’il calcule, comique et cruel, le prix de ses rushes. Aujourd’hui, sexe et économie sont souvent discutés de la même façon. En obéissant à l’évolution des lois du marché économique et sexuel, chacun de nous est un Lou Bloom en puissance.

Dans la dernière partie du film, Bloom se rend sur les lieux d’un crime avant la police et en devient le chef d’orchestre secret afin de se trouver aux premières loges lors de l’arrestation des criminels : il modifie certains éléments et anticipe les évènements et la fuite des malfaiteurs. Il n’appelle pas la police au moment où il le devrait : il attend. Les images ont la primeur sur les personnes, en cela elles les annulent. Avant de vivre, il faut produire du spectacle. L’acte de filmer n’est plus un simple témoignage de la réalité et les frontières entre spectacle et réalité se retrouvent à jamais brouillées. On assiste, effaré, à l’annulation de toutes les frontières morales, franchies si rapidement que cette violation provoque immédiatement un rire presque hébété chez le spectateur. Gilroy place astucieusement quelques personnages « raisonnables » dans son film, comme autant de baromètres d’une éthique que les autres semblent avoir perdu de vue : la policière qui enquête sur Lou et le rédacteur en chef de la chaine télé assistent, dépassés, aux agissements de leur entourage, automatiquement récompensés par la société.

Les questions d’éthique que soulève Night Call ne se résument pas au journalisme, mais s’étendent au principe même du regard de n’importe quel spectateur devant n’importe quelle image. La société qui se repaît de ses propres malheurs apparaît alors comme un gigantesque serpent se mordant la queue, se nourrissant de sa propre destruction. Les actes de Lou sont comparables à des crimes. Dans La prochaine fois… Franck tue de ses propres mains, dans Night Call Lou tue avec sa caméra : il viole la dignité de ses sujets, il franchit la barrière qu’il ne faut pas franchir. Il ne connaît pas de morale – contrairement aux autres journalistes qui respectent les « trente mètres » de distance que la police les contraint à garder avec les victimes.

Vient ensuite le temps de la punition. Le film de Cédric Anger, se conformant aux faits réels d’après lesquels il est adapté, resserre l’étau de la justice sur Franck. Ce dernier subit son arrestation comme une hallucination, assis et menotté dans une pièce où une dizaine d’hommes en uniforme le regardent avec une incompréhension mêlée de mépris. Franck, sonné, assiste à un phénomène qui relève pour lui du surnaturel : sa vie nocturne et sa vie diurne se sont confondues. Ses deux visages sont superposés pour toujours. Le film de Gilroy va jusqu’au bout de sa démarche : non seulement impuni pour ses crimes, Lou fonde sa propre société, embauchant d’autres journalistes avec lui. Ceux-ci écoutent religieusement ses consignes avant de partir dans leur minivan, caméra au poing. Récompensé, le Mal prolifère.

par Garance Meillon
lundi 15 décembre 2014

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