Chroniques d’une sociologie du cinéma français

par Olivier Alexandre

Pourquoi une sociologie du cinéma français ? Parce qu’elle est encore à l’état d’embryon. Alors que la peinture, la littérature, la musique ou l’art contemporain ont inspiré une littérature de première qualité au cours des quarante dernières années, le projet d’Edgar Morin d’une socio-anthropologie du cinéma tarda à trouver un relais. Plusieurs raisons à cette absence : des querelles internes à la discipline (Bourdieu-Passeron vs Morin/Cohen Séat) ; l’autonomisation des études cinématographiques, sociologues et esthéticiens se tenant soigneusement en respect ; l’expertise précieuse du Centre National de la Cinématographie et du Département des Etudes de la Prospective et des Statistiques, perverse en ceci qu’elle exonère les sociologues d’une exploration systématique et dissuade les institutions de soutenir des études perçues de fait comme redondantes ou anecdotiques.
Ce manque signe une indifférence réciproque entre deux mondes : celui de l’image, qui n’a jamais su quoi faire d’une science à contretemps, par essence besogneuse et matérialiste et celui des sociologues, qui envisagent au mieux le cinéma comme un divertissement, au pire comme un moyen de déchiffrer l’esprit du temps. On ne se formalisera pas. Le phénomène est mondial. Et d’ailleurs on voit mal pour quelles raisons les professionnels et amateurs de cinéma perdraient une minute de leur temps à pratiquer cet art du ruminant, tout en mesures, théories absconses et froides descriptions. A l’exception d’une chose peut-être : que le modèle du cinéma français soit soumis conjointement à une série de tensions. Il ne s’agit pas ici d’alimenter la rhétorique de la crise, ressortie à intervalles réguliers par la profession pour sensibiliser les responsables politiques, rallier l’opinion à sa cause, exprimer son malaise ou faire valoir son bon droit. Mais les faits sont là : numérisation de la chaîne cinématographique ; saturation du marché intérieur ; perte de supré

matie culturelle de la télévision ; interrogations sur la pérennité de ses systèmes de financement ; normalisation du « cinéma d’auteur » ; précarisation des carrières ; obsolescence de la presse, des revues papiers et de la fonction classique de médiation ; intensification de l’exploitation ; réforme de l’Etat ; mutations de la structure de la consommation audiovisuelle et de ses supports, etc. Sur tous ces sujets, la sociologie a son mot à dire. Encore faut-il qu’on lui prête attention. Faisons ici un pari : que la sociologie accompagne, modestement, le renouvellement des générations aujourd’hui à l’œuvre. Car qu’il s’agisse des tycoons (Nicolas et Jérôme Seydoux, Marin Karmitz, Guy Verrecchia et Alain Sussfeld, etc.), de ses jeunes retraités (René Bonnell, Pierre Héros, Jérôme Clément, Pierre Chevalier etc.), pour ne rien dire de ses héros (François Truffaut et les « Jeunes Turcs », Serge Daney, Daniel Toscan du Plantier, Claude Berri, etc.), le cinéma français n’échappera pas aux lois de la démographie. Une génération passe ; celle de la classe pleine du « baby boom », de la critique sociale, de l’accession de la gauche au pouvoir ; une génération de l’invention et de la gestion d’un modèle, dominante et porteuse d’une vision essentiellement politique du cinéma français. C’est cette politique qu’il appartient aujourd’hui aux nouveaux entrants de repenser, réformer, animer, critiquer. Dissipons immédiatement tout malentendu : la sociologie n’a rigoureusement rien à proposer de ce point de vue, si ce n’est une esquisse de la situation et de la trame qui y a mené. Avis donc aux curieux.
Respectons la tradition rhétorique française en achevant le discours par l’exposé de ses prémisses : qu’est-ce que le cinéma français ? On se contentera pour l’instant d’une formule sibylline. Le « cinéma français » est l’ensemble des histoires énoncées par le monde qui l’anime. Ces chroniques visent l’histoire objective de ce monde.

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