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Berlinale 2010 #4

Vorstellung, Darstellung

Compétition officielle

Le pire ennemi du festival de Berlin est Berlin. Depuis des années, un peu partout en Europe, la rumeur dit que la ville du Mur et des espions est devenue la capitale des bobos, le lieu où l’artiste quasi désœuvré a jeté les bases de sa Grundrisse d’économie politique au son de sexe, d’art vidéo et de gin tonic.

Du peu que j’ai pu voir, je dois bien admettre qu’il faut une sacrée vocation cinéphilique pour abandonner les Circée, Calypso et autres sirènes et pour s’enfermer dans le noir du CinemaxX afin de découvrir le dernier chef d’œuvre de… A ma grande surprise, les exploits nocturnes n’empêchent par les autochtones de se présenter devant les salles de la Berlinale à toutes les heures de la journée (matin inclus). Même si le prix de l’accréditation est, à ma connaissance, le plus élevé de tous les grands festivals, la présence du public est massive. Les salles sont bondées. Hier justement, Chiara qui est une bonne critique mais doit travailler sur sa colère, s’est presque battue avec une ouvreuse de la salle 4 parce qu’il n’y avait plus de place. Aujourd’hui en revanche, les salles se sont provisoirement vidées. Je ne saurais donner d’autre explication à ceci que la météo. La neige de ces derniers jours a été remplacée par le gel qui a transformé les routes en patinoire.
Ayant assisté en personne à des dizaines de chutes, je ne serais pas surpris si une partie importante des spectateurs manquants n’ait rempli les services d’orthopédie.
En tout cas, ce calme improvisé m’a permis de trouver sans trop d’effort une place pour la dernière projection, si utile, du film de Wakamatsu Koji – qui à lui seul vaut le voyage, et si je ne l’avais pas vu je serais revenu bredouille à Paris.
Caterpillar (Le Soldat dieu en vééffe) est extraordinaire. Il surpasse de loin tout ce que j’ai vu jusqu’à maintenant. Ce cinéaste né en 1936, qui a réalisé une centaine de films (pas même lui, rencontré il y a maintenant un an à Paris, n’en connait le nombre exact), est arrivé à un moment de sa carrière, où il réalise ses œuvres les plus extraordinaires.
 

Carterpillar

Le film commence exactement comme la plupart des films de Wakamatsu. Et comme United Red Army en particulier. Avec des images de répertoire qui laissent le témoignage à la fiction et font glisser l’histoire du général au particulier sans autre solution de continuité qu’un brusque changement de qualité de pellicule. Ça commence avec le début de la seconde guerre mondiale. En très peu d’images, Wakamatsu, qui n’attend d’aucun de ses spectateurs qu’ils connaissent l’histoire du Japon, explique la situation historique dans laquelle aura lieu le récit. Ensuite, il nous amène directement dans la Chine occupée, où un groupe de soldats japonais poursuivent deux femmes chinoises. Celles-ci se cachent dans une ferme en feu. Le groupe leur court après comme des chiens de chasse. Ils se ruent sur leurs victimes. Ils les violentent sans pitié entre les bottes de foin. Les flammes se lèvent (en surimpression, un effet photographique banal, archaïque, peu couteux, qui rend parfaitement l’idée du cauchemar).
Cut. L’image nous ramène au Japon, dans un hameau où les paysans marchent et chantent en formant des rangs bien serrés derrière les drapeaux impériaux. Le cortège accompagne une recrue du coin qui part au front. Une voiture arrive en avançant entre les champs de riz. Elle fend le petit cortège et s’arrête devant une maison. Intérieur jour. Deux officiers sont venus pour raccompagner à la maison le lieutenant Kurokawa (Shima Ohnishi) gravement blessé, et ils présentent fièrement ses décorations reçues au front. Pour le moment, aucune image du lieutenant. Contre-champ en revanche sur sa famille. Shigeko (Shinobu Terajima), la femme du soldat blessé, s’enfuit. Son beau-frère lui court après jusque dans la rizière. Le film est en japonais sous-titré allemand, mais j’ai compris quelques répliques. Par exemple, la première : « cette chose là-dedans ce n’est pas mon mari. Ce n’est pas mon mari ».

Juste après le viol des chinoises, la ferme est tombée sur la tête du lieutenant Kurokawa, lequel, emprisonné dans les flammes, a perdu les jambes et les bras. Il est devenu sourd. La moitié droite de son visage est complètement défigurée. En dépit de ce qu’on pourrait attendre, le reste du film n’a rien à voir avec l’humanisme de Johnny s’en va en guerre (le film de Donald Trumbo, 1971). Le lieutenant est revenu sans membres. Il lui reste uniquement la bouche et la queue, qui demandent tous deux d’être continuellement nourri. La femme s’exécute, entre un sourire, un pleur, une chanson patriotique, un regard aux décorations.
Je m’arrête là. J’aurais encore pu en parler. Mais je n’aurais pas pu être moins précis. C’est un film qui se raconte scène par scène. Image par image. Il n’existe pas de cinéma plus anti-rhétorique que celui de Wakamatsu. Exactement comme dans United Red Army, et peut être encore davantage, le film ne concède rien à la représentation (Vorstellung in vet, en version allemande) de la guerre, du sexe, du patriotisme... De ceux-ci, il ne donne qu’une implacable, hallucinante, crue présentation (Darstellung).
 
Il y a des films qui sont plus qu’un film. Des guides. Ils servent à penser. Ils nettoient les yeux des scories quotidiennes. Ils suggèrent de nouvelles catégories. Caterpillar est de ceux-ci. Je ne peux repenser à ce que j’ai vu à Berlin sans appliquer sa leçon : Darstellung (Bonus) / Vorstellung (Malus).

El recuento de los daños (Forum)

Un soir, il a un problème avec sa voiture. Il va chercher de l’aide et laisse l’automobile phares éteints au milieu de la route. Coup fatal : un automobiliste ne voit pas l’obstacle, il dérape, meurt. L’autre revient. Il répare le véhicule et repart. Le mort était le propriétaire et directeur d’une usine. L’autre prend alors sa place dans cette même usine. En directeur, il essaie d’emblée d’imposer des méthodes managériales. Logiquement, il essaie de séduire la femme du cher défunt. Jusqu’ici on dirait une sorte de Théorème à l’envers. Quand son plan social (néolibéral) commence à porter ses fruits pourris, le schéma du film se fait plus clair : l’histoire d’Œdipe revue par une sorte de Laurent Cantet sud-américain. En sortant, je chantais comme le Cucciolo Alfredo [chanson de Lucio Dalla] : le cinéma andin, quel ennui mortel. Cela fait plus de trois ans qu’il se répète... Vorstellung.
 

Winter’s Bones (Forum)

Amérique profonde (très). Papa a disparu laissant Ree avec une mère folle, deux petits frères à charge et une ferme à côté du bois, hypothéquée. Réussira-t-elle à retrouver papa (ou au moins ce qu’il en reste) avant que le tribunal lui retire la maison ? Photographie froide. Caméra fixe. Chemises à carreaux, cigarettes Red Apple et camions. Quintessence du film indépendant qui rafle tout à Sundance. Prix spécial du jury à Sundance. Vorstellung und Darstellung
 

Soreret (Forum)

Dans une communauté des intégristes de « la révolution de la modestie » (tolérance zéro pour la sexualité). L’héroïne raconte, via un blog et de l’intérieur, des histoires de femmes. Un sous texte saphique à peine suggéré. Pas thématisé. De la communauté, on comprend seulement qu’ils sont intégristes. Et qu’ils ont un problème avec l’image. Le film en a un aussi. Vorstellung.
 

Budrus (Forum)

La résistance au colonialisme israélien de la Palestine occupée utilise avec succès le pacifisme militant. Les bonnes nouvelles ne s’arrêtent pas là. Après dix mois de lutte, les habitants de Budrus ont réussi à mettre d’accord Hamas et Fatah, mouvements de gauche israélienne et volontaires européens. À la fin la ligne du mur, qui tout d’abord envahissait le village et séparait les habitants est déplacée (en grande partie) derrière la Green line. 
La photo du film est mauvaise. Mais ceci, pour un film reportage, est un dommage mineur. Ce qui laisse perplexe sont les interviews. D’un côté la soldat et le capitaine israélien qui parlent tranquillement de leur position, de comment ils voient les palestiniens. De l’autre quelques personnages du camp adverse. Une jeune palestinienne et le leader de la révolte (autour duquel tourne le film). L’alternance de ces réflexions « à froid » des acteurs du conflit soumises aux images « à chaud » du terrain donne la désagréable impression de se trouver devant un programme télé-réalité, genre Big Brother ou L’Île des célébrités… On se met sur la gueule puis ensuite on montre sa gueule devant la caméra. Un désastre en somme. Vostellung, Vorstellung.
 

Fin (Forum)

Les adolescents espagnols se suicident méthodiquement. Sans précipitation. L’après-midi est chaud. Le sang est froid. La caméra, en revanche, tremble. Vorstellung.

 Eine flexibile Frau (Forum)

Docu-fiction sur Greta. Architecte qui n’a plus de travail depuis dix ans. Elle essaie les centres de télémarketing. Elle n’y arrive pas plus. Ses amis la laissent s’enfoncer. Le fils n’hésite pas à la traiter de loser. Film expérimental avec tous les défauts du genre, Eine Frau tombe même dans le piège du nouveau cinéma allemand « d’auteur » : déporter l’attention vers tout ce qui est sympathiquement laid. Etrange « kako-tropisme ». Les heures passées à regarder la saga de l’inspecteur Derrick durant leur enfance a laissé une trace indélébile à cette génération de jeunes filmmakers allemands. Vostellung, Vorstellung.
 

Paltadacho Munis, The Man Beyond the Bridge

Je le vois peu de temps avant de quitter Potsdamerplatz pour prendre la direction de l’Urania (où m’attend Caterpillar). L’histoire d’un forestier veuf. Ca vaut la peine d’en reparler. Darstellung.

par Eugenio Renzi
dimanche 14 février 2010

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