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La Jalousie  de Philippe Garrel

La porte entrouverte

9.0

Louis a quitté la mère de sa fille Charlotte et vit désormais dans un petit appartement parisien avec Claudia dont il est amoureux. Claudia est une actrice qui se considère déjà au crépuscule de sa carrière, quand Louis, comédien à son tour, peine à joindre les deux bouts mais joue quand même. Claudia est envieuse, parce que sa jeunesse est derrière elle, et les beaux rôles avec, mais pas vraiment inquiète de ce que Louis pourrait vivre d’aventures sentimentales et professionnelles. C’est avec des regrets de plus en plus teintés de délectation qu’elle revêt le costume de femme cruelle et froide. Louis ne s’imagine d’ailleurs pas pouvoir décevoir Claudia, et considère sa seule crise d’angoisse comme une aberration incompréhensible : il se refuse à une jeune comédienne dont on devine à la fin qu’elle lui servira de cobaye pour sa période de transition post-rupture, et regrette de devoir partir en tournée.

Philippe Garrel fait un compromis entre son art de l’ellipse brutale, qui consiste à ne jamais montrer les ébats adultérins de Claudia et à passer soudainement d’un claquement de portière à la sortie d’un appartement parisien, et une façon singulière de s’attarder sur un plan apparemment anodin. Ainsi le film ne se concentre-t-il pas seulement sur la fermeture des portes, figure récurrente qui ferait de chaque raccord la clôture d’une scène scellée à jamais. Garrel met en place des moyens plus ou moins directs de laisser chaque porte entrouverte : soit en montrant qu’on ne l’a pas vraiment fermée (Louis quand il laisse Charlotte chez sa mère), soit en ayant l’air d’attendre qu’elle se rouvre (quand Louis part en tournée et que Claudia le laisse y aller à contrecoeur), plutôt que d’aligner la coupe du plan sur le geste de fermeture. La scène d’ouverture, où l’on voit la mère de Charlotte en pleurs, mais trop brève pour se transformer en performance autonome, ne fait que lancer le flot de déceptions et de trahisons que le film va rencontrer. D’où l’idée que les portes ne sont jamais closes, que le regard se faufile dans l’embrasure et que ce qui passe d’un plan à l’autre, c’est la part de noirceur du rêve, de chaque histoire d’amour longtemps promise et enfin vécue. Le « fais de beaux rêves » que lui lance la mère de Charlotte à sa fille avant qu’elle ne s’endorme ressemble à une formule magique prononcée pour conjurer le cauchemar. Mais du noir profond de ces plans, il demeure quelque chose dans les suivants, comme si ce qui avait survécu à la nuit, c’était le mauvais rêve.

Le titre du film fait planer une menace jamais vraiment concrétisée sur le film, qui bifurque vers une histoire de propriété et de filiation, donc d’héritage. La Jalousie est plutôt du côté de Louis que de Claudia, d’une part parce que celle-ci n’a rien à transmettre, à l’exception d’un bonnet qu’elle donne sans conviction à la fille de Louis ; d’autre part, parce que c’est Louis qui assume tout le poids de l’héritage, ce qui rend celui des séparations et hésitations d’autant plus lourd. Le personnage masculin est un héros amoureux et romantique, dans un pays de conquérants, que la soif de possession jamais assouvie transforme en personnages envieux et vengeurs. À la fin, Louis a perdu Claudia, dont on se demande s’il l’a jamais vraiment conquise, et vivra probablement d’expédients : une fille avec qui il a joué et à qui il propose de se revoir, parce qu’on ne sait jamais ce qui peut nous tomber dessus quand on a renoncé à la propriété. Chaque séquence fait ressentir une telle menace, et dans aucune on ne se sent en sécurité. Quand Claudia et Louis occupent leur cagibi, c’est en fait la même situation que lorsque Louis embrasse la comédienne qui joue sa soeur au théâtre : l’étroitesse de l’espace n’est jamais un catalyseur pour l’imagination, mais plutôt quelque chose qui paralyse les gestes et les sens. Louis n’a rien ou presque, un petit lopin d’immeuble qu’il occupe honteusement, parce que Claudia lui dit à la fois qu’il n’est pas légitime pour mener sa vie de bohême dans la mesure où elle la subit également, et qu’il devrait viser plus grand, alors qu’il n’en a pas envie. Il ne veut rien posséder, à peine être aimé, et subit chaque seconde de sa vie ; il se passe aussi peu dans le baiser échangé dans les couloirs du théâtre qu’au moment de la rupture avec Claudia. Quelques mots décrivent la situation, comme la légende d’un roman-photo ou les cases d’un roman graphique, mais aucune parole ne trouble la déliquescence des liens amoureux. Louis joue au présentateur, au narrateur, pour faire semblant de reprendre la main sur des événements qui arrivent sans crier gare. Il n’a à transmettre à sa Charlotte, au bout du compte, qu’une énième présentation : la prochaine fille qui couchera avec lui, sans qu’il ait demandé quoi que ce soit.

De l’intimité on ne voit que la distance qui s’accroît entre Claudia et Louis, alors que la seule violence dont est capable Charlotte, c’est une forme de modestie qui consiste à suggérer à son père que celui qu’il aime le plus, c’est son propre père décédé, et non sa fille. Ici ou là, on a reproché au film sa froideur. En est-ce vraiment que de ne pas filmer de trop près ? En fait, Garrel choisit son camp, celui de Louis, personnage sans cesse repoussé en deçà des limites de l’intimité, mais qui au moins ne prive jamais personne du privilège d’être regardé.

par Aleksander Jousselin
vendredi 27 décembre 2013

Titre : La Jalousie
Auteur : Philippe Garrel
Nation : France
Annee : 2013

Avec : Louis Garrel (Louis) ; Anna Mouglalis (Claudia) ; Rebecca Convenant (Clotilde) ; Olga Milshtein (Charlotte) ; Esther Garrel (Esther) Arthur Igual (L’ami de Louis) ; Jérôme Huguet (Antoine) ; Manon Kneusé (Lucie).

Durée : 1h17min).

Sortie : 4 décembre 2013.

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