33e Cinéma du réel, Paris 25 mars - 6 avril 2011

Billet #5

Jeudi 31, Poétique des cycles

Pa Rubika Celu de Laila Pakalnina
6.0
Voilà un film qui gagne sans difficulté son pari : rendre intéressant un sujet parfaitement banal (15 kilomètres de piste cyclable filmés par bribes) par un montage astucieux et un usage ludique du raccord. Rien de nouveau, mais que c’est joli ! On a l’impression de regarder l’une de ces comptines pour enfants qui glissent d’un mot à l’autre, et qu’on accompagne de tapes dans les mains : trois petits chats, chapeau de paille, paillasson... Les mêmes gestes s’amplifient, et se réduisent : à deux enfants qui jouent au yoyo succède un groupe d’hommes actionnant énergiquement une pompe à eau, puis un monsieur âgé penché sur une fontaine. C’est même plus simple encore : les enfants grandissent et vieillissent, et les vieilles personnes rencontrent des enfants. Les roues se multiplient, de trottinettes en poussettes en rollers, deux, quatre, six.
Lorsque vient le moment du débat, on s’en aperçoit immédiatement : il n’y a pas grand-chose à dire d’un film comme celui-là. On s’assied, on profite du soleil et du chant des oiseaux. Le temps passe avec légèreté, libéré de l’enclave narrative, ou presque. Au début et à la fin, deux écrans noirs avec quelques phrases rappelant l’élection d’un ancien membre du PC au Parlement Européen. Entre les deux, le film est tout à son ambition visuelle, parsemé de bribes de vie anonymes, de micro-événements. Aux yeux de la réalisatrice, la simple mention de l’Histoire suffit : faut-il lui en faire le reproche ? Le seul orgueil qu’elle tire de tout cela (et ce n’est même pas de l’orgueil, tout au plus une fierté légitime) c’est d’avoir réussi un film qui fait plaisir aux gens.
Noémie Luciani

35 seconds of shame

La croix et la bannière de Jürgen Ellinghaus
3.0
Succédant immédiatement au précédent, ce film en est l’inverse. Partant d’un sujet intéressant en soi (la confrérie des tireurs de Beverungen, Westphalie, ville natale d’Ellinghaus), le réalisateur aplatit tout, simplifie tout. La plupart des images pourraient avoir été rapportées par n’importe quel touriste armé d’une caméra, et désireux d’infliger au retour son “film de vacances” à des collègues navrés. Le reste détient la clef du tout : l’envie de s’inventer une croisade à partir d’un divertissement local un peu pitoyable, qui n’a plus grand chose de polémique. Le regard est faussé, très vite, tandis que l’on égrène les lieux communs, culturels et visuels, entre deux séquences manichéennes, où le montage est mis au service d’un jugement. Ajoutez à cela un découpage parfaitement artificiel en deux titres pompeux et vous aurez de la peine pour Jürgen Ellinghaus.
En matière de rusticité et de déjà vu, la fin de La croix et la bannière a tout de l’apothéose. Tout d’abord, ce vilain effet de construction : on rejette la dernière scène après le générique. Mais qui a envie d’un rab médiocre quand on a déjà mal mangé ? Un morceau de rivière, des enfants jouant avec un pistolet, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau, exception faite de la langue, aux petits américains de Michael Moore. Au milieu sombrent l’intelligence, la finesse, la créativité.
N.L.

Tessons d’Amérique

American Passages, de Ruth Beckermann.
8.3
John Dos Passos en numérique. American Passages est ce qui s’approche le plus de la meilleure adaptation cinématographique possible de Manhattan Transfer. Pour son neuvième film, dont c’est ici la première projection publique, Ruth Beckermann a fait le tour de 11 états, de l’est à l’ouest des USA, et constitué, sous forme de mosaïque, une cartographie des Américains au début de l’ère Obama - selon le même principe de butinage anthropologique que l’écrivain en 1925. Posant sa caméra de visage en visage, Beckermann en récolte à chaque fois un discours absolument sincère sur soi, le pays, son avenir ou son passé. Le décalage qui préside au passage entre un individu et un autre surprend au début. La jointure entre deux tessons de mosaïque n’est pas toujours nette. Il faut attendre un peu pour voir le dessin prendre forme.
Ce qui faisait la différence entre le film de chasseurs de Lee Ann Schmitt et celui d’Ellinghaus était la possibilité laissée par la première de comprendre ses sujets, tandis que le second les avait laissé s’exprimer en tout honnêteté, pour ensuite orienter leur discours – c’est ce que lui reproche Noémie Luciani, des plans trop visiblement composés. Rien de cela dans American Passages, qui est aussi une magnifique adaptation des tableaux de Hopper. Dans les pas d’Eric Gautier pour Into the Wild, Lisa Rinzler et Antoine Parouty - définitivement chef opérateur plus que réalisateur, cf.son film vu à Brive l’année dernière, Des rêves pour l’Hiver - manipulent la caméra avec une attention d’orfèvres, s’attardant sur des détails comme Beckermann s’attarde sur le détail de ces vies américaines. Un hôtel sur la façade duquel clignotent des néons dessinant le stars & stripes. Une averse qui s’arrête sur le pare-brise d’un pick-up. Un enjoliveur customisé, un ballon de baudruche poussé par le vent sur du bitume rapiécé. Tessons d’Amérique. Le spectateur épouse le calme hypnotique de la caméra, qui s’interdit tout mouvement brusque - lorsqu’une femme tourne chez elle comme un lion en cage et sort du cadre, celui-ci montre le vide révélateur de l’appartement dont elle déménage avant de la laisser revenir, plutôt que de la suivre avec un panoramique. Ça et là, une musique employée en ritournelle souligne l’atmosphère de rêverie qui plane sur cette hébétude face à un réel tantôt merveilleux, tantôt obscène. Nul jugement ici de la part de la documentariste. Juste, puisqu’elle incite à regarder les détails, cette main qui entre dans le cadre pour prendre celle de Jerry, ancien maquereau, ancien dealer, joueur depuis ses 13 ans. Le contact qui s’établit entre cette main, qui est celle de Beckermann mais aussi celle de la caméra, et ce vieillard, mémoire de Las Vegas, joyau mémoriel, fascine. Beckermann aime les gens qu’elle filme, les chérit comme des trésors indiqués par un X, par un casino ou une banlieue résidentielle.
Un jeune astronome allemand annonce le programme : il ne sera pas question de voyeurisme, d’un oeil qui passera du carré d’une fenêtre à une autre. Ce qui est contemplé n’est pas la vie privée des hommes. C’est un firmament. Beckermann trace des constellations. Plus qu’une carte du territoire sociologique, c’est une cosmographie. Stars and stripes. Reliée entre elles, les étoiles dessinent des figures inédites, et font redécouvrir l’Histoire. Comme la guerre du Viêt-Nam racontée par le père de Travis Wilkerson dans Distinguished Flying Cross, les événements historiques sont regardés à travers le regard nouveau des individus. On retrouve d’ailleurs dans American Passages le rire étonnant de celui qui raconte avec détachement les épreuves qu’il a dû traverser ; ce rire est passé de la bouche du vétéran à celle d’un immigré mexicain. On n’est plus ici dans la government imposed identity, moquée par un descendant Indien au début, mais dans celle, séculaire, qui est transmise par les gènes et la mémoire. De la Ségrégation au 11-Septembre, tous les passages importants de la mythologie US sont évoqués, non pas en raison de leur importance historique ou politique, mais psychologique. I have a mind, affirme une femme, Noire, aux yeux tellement maquillés qu’ils donnent l’impression d’avoir été maquillés sur une surface vierge : son fils handicapé ne peut plus sortir du parc à HLM parce que le portail a été soudé.
Le point de départ étant l’élection d’Obama, la condition des afro-américains constitue le fil rouge. Mais pas forcément par choix, peut-être tout simplement parce que les Etats-Unis pourraient devenir un pays où les Blancs seront minoritaires. Dans In the Street, Agee & Levitt filmaient un Harlem du passé ; Beckermann filme le futur de Harlem. I have a mind. Dans des parcs à HLM et dans des cours de justice, du volant d’un 4x4 où le tableau de bord scintille dans les lunettes noires du chauffeur, au podium factice d’un musée qui retrace l’histoire de la traite des esclaves. Dans cette dernière scène, l’immobilité du cadre fait encore des merveilles. Ce n’est pas tant le cours prodigué par le professeur sur le prix d’une fillette selon les esclavagistes qui compte, mais la façon dont l’adolescente black de 13 ans montée sur le podium, devant des mannequins en chaînes, amortit le choc de ce qu’elle entend.
Beckermann filme l’avenir ou plutôt, sonde l’avenir. American Passages est la meilleure adaptation possible d’un relevé sismique. La métaphore géologique est d’ailleurs évoquée, à un moment donné, par un aviateur et sociologue amateur. Voilà les Hommes d’aujourd’hui, voilà à quoi on peut s’attendre. Devant ces prévisions, Beckermann ne choisit pas. Things have changed ? On peut le croire ; on peut aussi imaginer l’inverse, que ces flammes d’espoir - majoritairement recueillies auprès des minorités, afro-américains, immigrés, homosexuels ou simple people, dont Beckerman, en off, fait remarquer la rareté - sont un chant du cygne, imaginer que l’on regarde ici les derniers spécimens de l’époque où les humains avaient encore une âme. En 2250, quand tout le monde aura le calcul mental inné et ne comprendra plus la différence entre un Duras et un Werber, on s’interrogera devant la galerie d’American Passages. Peut-être, alors, le film sera-t-il à même de susciter à nouveau l’émotion, comme les tragédies antiques fonctionnent encore, parfois, sur les spectateurs du XXIe siècle. Le monologue filmé de la prostituée de 26 ans dans son habit noir et blanc de prisonnière, sa voix, ses larmes, est à jamais le pur écrin de l’émotion telle qu’on peut la ressentir aujourd’hui, sans effet de pathos ajouté, sans musique, sans rien.
Un dernier mot sur la musique, dont Beckermann témoigne de l’importance aux Etats-Unis, bien plus qu’en France où la salle glousse devant cette grande blonde émue aux larmes en racontant l’histoire de la composition de l’hymne national. On constate aussi, après la messe sinistre chantée par les piètres Schützen de La Croix et la Bannière, l’écart qui sépare une partie de l’Europe, où l’émotion est taboue, exceptionnelle ou réservée aux freaks (« Pourquoi ne parle-t-on pas de french dream ou de german dream ? »), des USA, au contraire dans l’émotion permanente - toute une messe gospel contenue dans le seul gros plan d’une femme littéralement transportée, extatique, par la voix du révérend. La prouesse de Beckerman, ici, est d’avoir laissé l’émotion percer l’écran, comme on peut espérer qu’elle percera les décennies, quand American Passages aura l’âge du Agee. C.B.

Même pas 25 moitiés d’histoire

Sleepless night stories de Jonas Mekas
6.0
M’étant un peu attardée à la cafétéria sur un excellent bagel végétarien, je n’ai pas pu rentrer dans la Petite Salle, où l’on projette le dernier film de Jonas Mekas. Je bavarde un peu, dans cette file qui ne mènera nul part, avec quelques spectateurs frustrés. Puis la file change de sens, et le troupeau des exilés se condense au petit forum, pour une projection parallèle. Au petit forum, c’est une vague pénombre au lieu du noir, il y a du bruit, il y a plein de gens devant moi. Tentons une expérience abstraite d’un nouveau genre : du film de Mekas, je ne vois que la partie supérieure. Haut des bouteilles, regards privés de lèvres, plafonds. Je ne peux pas lire les sous-titres. Parfois, selon les accents, je ne comprends rien du tout. Je crois pouvoir affirmer que Jonas Mekas est l’ami des stars et des lézards, et qu’il aime les panamas. Parlant des avant-gardes, et il est en train d’en initier une sans le savoir. Il applique à la projection cinéma le principe de la sélection naturelle : les petits seront dévorés.
Revenons à ma moitié d’écran. En guise de conclusion à la méditation avant-gardiste, il se lève, l’air réjoui. Trois énergumènes tout aussi réjouis, armés de deux harmonicas et d’un ukulélé, l’entourent. Ils ont l’air dangereux. Ils se mettent à jouer, Mekas chante, et je comprends soudain que le salut est dans la fuite.
Maudit bagel. Il n’y a pas grand-chose à faire au Réel vers 22h, quand aucune salle ne veut de vous. La fosse est presque déserte. Quelques éléments d’une faune interlope, mal sapés, plantés devant le Chris Marker qui tourne en boucle avec une immobilité de cadavre, comme si les casques leur avaient fondu sur le crâne. Je sors.
Un peu plus tard, même décor, le film n’est toujours pas fini. Les gens vont et viennent, un couple s’embrasse à pleine bouche au lieu de regarder. Depuis les marches de l’escalier de la fosse, où je me tiens, l’avant-garde s’avant-gardise encore : je ne vois plus, entre les deux cloisons ouvertes, qu’une bande verticale empruntée à la partie droite de l’image, à moitié cachée par le couple qui s’embrasse toujours. C’est presque une installation, c’est Beaubourg.
Je tourne la tête. Jonas Mekas est assis avec deux complices sur les bancs au centre de la fosse, en attendant la fin de la projection. Le son est très fort, ils grignotent. Ils se sont habillés comme dans le film, pour être sûrs qu’on les reconnaisse. N.L.

par Camille Brunel, Noémie Luciani
vendredi 1er avril 2011