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Berlinale 2010 #5

Hello, goodbye

Compétition officielle

Après avoir vu Caterpillar, je suis retourné voir des films deux fois seulement. J’ai vu un film argentin qui ressemblait à une comédie américaine. Et un mélodrame américain qui ressemblait à une comédie allemande.

Je suis revenu en avion jeudi, laissant derrière moi un tas de films pas vus, surtout ceux de la compétition officielle et de Panorama. Je rentre à Paris avec deux certitudes. Trois d’ailleurs. Primo. Le Forum n’a pas été à la hauteur des attentes – et pas seulement les miennes. Il reste, certes, une oasis protégée du vacarme du tapis rouge. Un lieu où on peut encore rencontrer un réalisateur et discuter tranquillement avec lui, sans l’hystérie semi-professionnelle des entretiens éclairs de cinq minutes. Rien de mal donc, mais les années précédentes nous étions sortis de ce refuge avec les yeux éblouis par de vrais films phares. Si je devais en citer un, Material de Thomas Heise. Cette année, nada. Secundo. C’est de la compétition officielle, depuis des années pourtant infréquentable, que sont venus les deux films les plus importants : Polanski et Wakamatsu, respectivement un bon thriller et un chef d’œuvre absolu.

Tertio. Du film de Polanski, je me suis amusé à suggérer (cf #3) qu’il avait quelque chose de commun avec l’installation de James Benning. Sans toutefois préciser quoi. Et il ne s’agissait pas d’une blague, cher lecteur. Il y a bien un point commun. Ce n’est pas vraiment ce qu’on voit dans ces deux films. Mais comment ce qu’on voit à l’écran indique au spectateur la façon selon laquelle le réalisateur met en scène sa propre position face au monde. Dans le film de Benning il est clair qu’il se place lui-même dans un espace spectral, à côté de la vie (et de la mort).

Dans Ghost Writer, l’impression est identique. Beaucoup, en sortant de la salle, on dit : La mort aux trousses (Intrigo internazionale en véi, North by Northwest en véo). Ce n’est pas faux. Mais c’est une observation, je le dis à voix basse, superficielle. C’est évident que les morceaux pour cordes ressemblent à ceux d’Hitchcock. Que le héros est au milieu d’une intrigue, à la lettre, internationale. Qu’il y a une femme qui fait un triple, un quadruple jeu. Que chaque regard ou baiser est dans le même temps froid et torride, vital et mortel.

Mais le héros hitchcockien, après avoir été piégé par le jeu, apprend à jouer et à la fin c’est lui qui arnaque tout le monde. La machination, dans laquelle il tombe par hasard, d’un certain point de vue, tourne autour de lui (je dirais à partir de la scène de la vente aux enchères). Peu après, le héros prend le taureau par les cornes (ici, on peut être plus précis : je parle de la conversation qu’il a avec l’agent du FBI à l’aéroport, quand le bruit de l’avion couvre la voix de Cary Grant, lequel est en train de raconter, sciemment, toute la manœuvre, depuis son commencement : après l’avoir subie, il l’a comprise et il s’apprête à passer à l’action).

Le héros polanskien reste lui toujours au bord. Dans certains cas, il s’approche du cœur de l’action. Mais il ne devient jamais le maître du jeu. Il est toujours et seulement un observateur. Et quand à la fin, il comprend ce qui est vraiment arrivé…

J’ajoute un autre élément d’analyse. Le fameux Macguffin hitchcockien. Dans le film de Polanski il y en a un : le livre que le héros trimballe pendant tout le film. Finalement, la clé du mystère est dans ce livre même. Dit autrement : il ne s’agit pas d’un Macguffin mais d’un indice à proprement parler. Le Macguffin, si jamais il y en a un, c’est plutôt ce héros ballotté par des forces qui le fuient.
La beauté du film est là. Dans la capacité, et ici Polanski est un maître, de faire une histoire américaine avec un héros européen (ou vice-versa, pensons à Frantic). C’est à dire, un héros qui en dernier ressort doit comprendre qu’il n’a en fait rien compris.


Le film a reçu l’Ours d’argent. Cela s’est fait sans Polanski, lequel a de cette façon confirmé qu’il était le meilleur héros polanskien de sa propre existence. Il n’est pas venu à Berlin. Mais il semble qu’il ait commenté : la dernière fois que j’ai été invité à retirer un prix, on m’a arrêté.

Si Caterpillar avait gagné l’Ours d’or, ça aurait été un véritable acte de courage, une vraie confirmation de volonté de changement de la Berlinale. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. L’Ours d’argent de la meilleure actrice à Shinobu Terajima est plus que mérité.

Et l’Ours d’or ?

J’admets ne pas l’avoir vu. Mais je ne laisse pas pour autant les lecteurs d’Independencia sur leur faim (ou mieux dans les griffes des revues de second ordre). J’ai téléphoné à Paco, lequel m’a fait une critique en direct. Voilà la conversation.




ER : Qui est Semih Kaplanoglu ?



Paco : Tu ne le connais pas ? Il fait des films depuis 1984. En Turquie c’est l’un des noms les plus respectés. Miel [Bal] est le troisième film d’une trilogie. Le premier, Œuf, a été présenté à Cannes en 2007. Le second, Lait, était à Venise, toujours en compétition, en 2008. C’est rare pour un cinéaste de placer trois films consécutifs dans les trois plus importants festivals du monde.



ER : Pourquoi parles-tu de trilogie ?



Paco : C’est toujours le même personnage, il s’appelle Yousuf. C’est probablement autobiographique. La trilogie remonte le temps. Dans Œuf, Yousuf est un poète adulte, qui à la suite de la mort de sa mère, retourne dans la maison dans laquelle il est né. Dans Lait, c’est un adolescent qui s’initie à la poésie et commence à écrire ses premiers vers. Dans Miel, il s’agit d’un petit garçon de six ans. Il commence à aller à l’école et à apprendre à écrire. Son père est apiculteur. Un travail dangereux, qui le pousse dans la forêt pour récupérer le miel des ruches. Pour le petit Yousuf cette forêt est un mystère. Un lieu onirique, une usine à rêves. Mais aussi un lieu maudit, parce que, comme lui ordonne son père : les rêves que l’on fait ne doivent être racontés à personne.


ER : Le film, il est comment ? Il ressemble à ceux de Ceylan ?



Paco : Rien à voir avec Ceylan. Le cinéma de Kaplanoglu est un cinéma imperméable aux inquiétudes du présent. On n’est même pas en Turquie. On est dans l’Anatolie profonde. Miel est une élégie en tout et pour tout. Un film lent. Tourné en plans séquences, interminables et en lumière naturelle. Il est très difficile de le dater. La société est totalement absente. Le thème principal du film c’est le rapport entre le père et le fils. Entre les pères et les fils si tu veux. Comme dans les précédents. Ici, cela est affronté de façon explicite, directe. Et en même temps, plus intime, plus secrète. Alors qu’il s’agit d’un enfant, il n’y a pas de réel contraste avec le père. On assiste en revanche à un conflit latent. Qui explosera ensuite. C’est d’ailleurs intéressant que la trilogie aille à l’envers du temps. Rétrospectivement, on comprend mieux le sens du projet. Aller en profondeur, et dans le même temps remonter à la surface, aux images. Le film est essentiellement pictural. Il n’y a presque pas d’espace pour la parole. Tout est dans la forme, les images. 



ER : Ça t’a plu ?



Paco : Il est objectivement beau. Mais c’est là que commencent les problèmes. Dans son formalisme, il y a une solennité qui me dérange ; je m’en méfie. Pour saisir davantage de choses, j’ai été à la conférence de presse – comme tu le sais, je le fais rarement. Kaplanoglu a fait l’éloge de la nature, son influence sur la vie et la mort. Il a décrit une cosmogonie entière, a priori irréprochable, seulement faite d’images et de sons. Il a aussi dit que dans ce film, il avait été fortement influencé par les peintures de Vermeer.

ER : Bon mais ça, tu le savais déjà.



Paco : Avant d’aller à la conférence de presse, j’avais peur que Kaplanoglu fasse partie de ces cinéastes qui se gargarisent à n’en plus finir de leur talent. Et du talent, il en a.



ER : Et ensuite ?



Paco : Ensuite j’en ai eu la confirmation.



ER : Bon, on se voit à Cannes ?



Paco : Oui, on se voit à Cannes.

par Eugenio Renzi
lundi 15 février 2010