spip_tete

Les Yeux ouverts  de Frédéric Chaudier

Dans l’angle mort

7.5

Dans un coin de la chambre, une caméra enregistre les dernières semaines de Claude Vilain. Le vieil homme est patient à l’institut de soins palliatifs Jeanne Garnier depuis plus d’un an. Son visage fait penser au professeur Choron, ses jambes à celles des rescapés des camps de la mort. C’est pourtant la nature qui opère ici : le cancer et la vieillesse, dans le plus simple appareil. Il pose la question à voix haute, Quoi faire ? Frédéric Chaudier, qui a réalisé en 2007 ce documentaire après la mort de son père, survenue en 2003, ne sait pas non plus quoi faire. Il voudrait des réponses, refuse la possibilité d’un deuil vain, influencé peut-être par l’idéal conquérant et humaniste des Mémoires d’Hadrien, où la noyade d’Antinoüs est changée en initiation par l’empereur endeuillé : « petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n’aura pas enrichi ma vie, mais ma mort. ». « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts », dernière phrase du roman, est le point d’orgue de ce désir de connaissance. De nos jours, cela signifie préserver la mort de l’absurdité. L’impulsion de départ du documentaire est aussi belle qu’elle est vaine, la conclusion de la réflexion ne pouvant souffrir d’aucune alternative : il faut trouver un sens à la mort du père. C’est le moindre des hommages. Es muss sein. En attendant, Quoi faire, en vérité ? Réponse : un documentaire sur l’un de ces lieux entièrement concentrés autour de la notion de happy end, l’institut de soins palliatifs Jeanne Garnier. Le tout sera d’équilibrer peinture sociale et questionnement philosophique, découverte des autres et démarche introspective. Reste-t-il du sens dans l’antichambre des cimetières, juste avant le business des pompes funèbres ? L’œil de Chaudier, ce sera donc cette caméra, hagarde face aux yeux écarquillés des mourants. Un borgne parmi les aveugles. Difficile, en effet, d’approcher vraiment ceux-là qui, perdant la vue, sont sur le point de contempler le mystère des mystères.

De la même manière qu’Hadrien s’adonne encore aux plaisirs de la synesthésie quelques jours avant sa mort, les différentes sensations offertes aux patients sont omniprésentes : ce qu’ils sentent, ce qu’ils entendent, ce qu’ils regardent, rien ne doit échapper aux Yeux Ouverts. Ce n’est pas un moyen de s’interroger sur la vie après la mort, plutôt de recréer la vie pendant la mort. La vie grâce à la mort. Les détails - mouvements des mains, répliques inaudibles - recèlent une charge émotionnelle incroyable, Chaudier a la sagesse de les donner à voir, tâchant, comme on déchiffre des hiéroglyphes, de distinguer ce qui se dit dans ces crânes à l’agonie. Ce qui se dit au-delà de la parole, à travers les gestes. A travers les mains. Dans le sanctuaire du mouroir, Chaudier adopte le langage des signes. Ceux, bien connus, des tableaux appelés Vanités. Le soin apporté à la composition des plans excède le simple projet documentaire. Tout fait symbole. Au grand inconnu correspond un besoin de métaphores magnifiquement exprimé. On voudrait montrer la mort telle qu’elle est, ou tout au moins l’agonie, mais l’imaginaire revient, qui éloigne de la réalité brute. Le cheminement du documentaire est également illustré par des interludes animés dans lesquels un personnage muet explore une grotte. Humour et légèreté sont deux refuges nécessaires, et Loïk Dury (déjà compositeur pour les élucubrations morbides de Klapisch, Paris) ne se prive pas d’agrémenter d’une pop édulcorée la scène du bain moussant de Claude. Peut-être la joie que transmet la musique n’est-elle pas si éloignée de celle que ressent le vieillard dans l’énorme baignoire électronique. Mais il ne faut pas pour autant oublier que Chaudier a avoué ignorer totalement ce que peut penser un homme à la fin de sa vie, et que cette joie traduite en musique n’est qu’une hypothèse. Plus proche finalement de la politesse et de l’entrain déployés par les soignants, que du ressenti du patient.

Les Yeux Ouverts, c’est aussi le désir de lucidité porté sur la façon dont les patients perçoivent le service prodigué aux soins palliatifs. En négatif se dessine alors le portrait d’infirmières et d’infirmiers qui, pour dévoués qu’ils sont, demeurent dans l’impossibilité d’accompagner les malades autant qu’ils le voudraient. Au monologue filmé de face d’une aide-soignante remarquant que ce qui se déroule « nous dépasse, nous, soignants », correspond le monologue filmé de face de Claude Vilain, expliquant que la gentillesse des infirmières ne lui fait rien tant il sent, au ton de leur voix, qu’elles récitent une leçon. On se dit que le réalisateur est peut-être le seul à avoir une chance de combler ce manque de rapport humain. Dépassé par la mort de son père, il l’est au début. Le film est là pour y remédier, et enquête sur ce qui s’est passé, ce qui se passe encore. Pour cela, l’in(tro)specteur tâche d’accompagner au plus près les patients, témoins présents et futurs de ce qui échappe à la plupart des gens. Il porte un intérêt tout particulier à une catégorie bien précise de malades, ceux qui ne peuvent pas communiquer aux professionnels, et s’attache ainsi à un jeune motard atteint du locked in syndrome (cf. Le scaphandre et le papillon). C’est grâce à eux, dit-il, qu’il approche ce qu’a vécu son père, et ce qui, de la mort de son père, pourrait l’atteindre, lui correspondre. Les discussions entre professionnels n’apportent rien, ne disent rien. La Mort au Ranch. La vraie communication a lieu à travers le plastique sale sur lequel sont collées les lettres de couleur qui servent à transcrire la pensée du jeune homme muet. On n’est pas loin des méthodes du spiritisme. Ici la communication prend du temps. Elle ne fait pas que couvrir le silence : elle remplit le vide.

Il ne faut surtout pas voir là un reproche ou une critique du fonctionnement des infirmiers. Chaudier ne fait que constater une réalité ambiguë et implacable : rien ne peut approcher la solitude de l’être qui agonise, et il est absurde d’imaginer qu’il puisse exister pour cela des professionnels. Ceux-là ne peuvent même plus se permettre d’essayer d’approcher cette solitude, en témoigne cette scène dans laquelle le médecin chef explique la nécessité de retrouver une distance vis-à-vis de l’un des patients, Monsieur Cousin. Celui-là désire l’euthanasie. Locked in syndrome, toujours. « Nous sommes tous en train de devenir Monsieur Cousin. » Le médecin chef n’explique pas vraiment pourquoi, il énonce juste le danger que représente cette proximité. Lorsque Cousin obtient sa mort, une infirmière témoigne, sous le choc : elle éprouvait pour lui une réelle sympathie. C’est-à-dire une vraie proximité émotionnelle qui n’était pas l’empathie qu’exige leur métier. La différence entre sympathie et empathie ne coule pourtant pas de source. C’est cette différence qui enferme Claude Vilain, locked in lui aussi, moins visiblement. A l’approche de sa mort, l’homme a besoin de sympathie. L’empathie ne fait que raviver sa blessure, l’ouvrir plus grand encore, jusqu’à la déchirure finale. Un soir, l’une des infirmières lance à Vilain : « A demain matin. ». A ce moment du film, Chaudier est parvenu à transmettre au spectateur que pas une seconde ne passe sans que la question de survivre au sommeil ne se pose. « A demain, mes anges », répond le philosophe, d’une douce ironie dont il est le seul à ne pas négliger la portée macabre. Ce que les patients recherchent – une complicité dans l’humour noir – les professionnels ne peuvent pas le leur offrir. Accompagner vers la mort sans nier la mort apparaît impossible. Ici s’arrête l’empathie, ici commence l’absence de sympathie.

A plusieurs reprises, la dernière réplique ignorée des patients se fait entendre avant le cut – ce qui évite de souligner l’inattention parfois brutale dont peut faire preuve le personnel soignant. Claude Vilain, toujours lui, le montre bien : on salue sa mémoire, « c’est tout ce qui me reste », ajoute-t-il. La conversation a pris fin aux éloges. Pas le plan. C’est la sympathie, très prude, qui porte Les Yeux Ouverts. La caméra l’atteint en filmant les mains, comme pour se faire pardonner de ne pouvoir que regarder, jamais toucher, jusqu’au climax, cette merveille de plan sur le visage du jeune homme locked in, une main d’infirmière sur le front, une autre sur la bouche, qui lui fait pivoter la tête sur le côté, plaçant le visage face à l’objectif. Les mains encadrent les yeux ouverts, et les yeux sourient. Le rôle de ces mains est ambigu. Ce sont celles de la masseuse, certes, mais elles semblent aussi contraindre le visage, plaquées sur la bouche comme pour étouffer un cri. Au lieu d’un cri, c’est un sourire qui s’esquisse. Ces yeux ouverts sont pleins de vie, celui de Chaudier cherche à y percer le mystère de cette joie face à la mort. A savoir comment on peut l’accepter, pour finir ses jours dans la sympathie, plutôt que cerné d’êtres extérieurs.

« Ma patience porte ses fruits ; je souffre moins ; la vie redevient presque douce. Je ne me querelle plus avec les médecins ; leurs sots remèdes m’ont tué ; mais leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre œuvre : ils mentiraient moins si nous n’avions pas si peur de souffrir. »

Mémoires d’Hadrien, Patientia. M.Y.

par Camille Brunel
jeudi 11 novembre 2010

Titre : Les Yeux ouverts
Auteur : Frédéric Chaudier
Nation : France
Annee : 2010

Durée : 1h33
Sortie : 3 novembre 2010

Accueil > actualités > critique > Dans l’angle mort