spip_tete

A Dangerous Method  de David Cronenberg

Naissance de la clinique

8.5

Plus qu’un biopic, A Dangerous Method est un essai sur les régimes de discursivité, sur celui qui a longtemps hanté Hollywood : la psychanalyse. Nulle idiosyncrasie du penseur ni bréviaire dogmatique, mais réflexion sur l’émergence d’un champ conflictuel, animé par les pulsions qu’il s’emploie lui-même à mettre au jour. Rarement les discours auront à ce point atteint la consistance de personnages.

Première scène saisissante : sur une route de la campagne suisse passe une proto-ambulance ; derrière sa vitre, on distingue rapidement un corps convulsif ; une mâchoire déboîtée vient se coller à la fenêtre, suivie par des yeux révulsés. La voiture s’arrête devant un bel et blanc hôpital, et deux infirmiers emportent l’hystérique dans ce nouvel asile. On ne se doutait pas de la capacité de Keira Knightley à jouer ainsi la nuit du corps, ses spasmes et crispations à la limite du démembrement, toute une violence oscillant entre l’implosion et l’explosion. La stature du Dr Jung, toute en droiture et en rigidité, en normativité, vient calmer cette distorsion. Installé sur une chaise derrière cette Mlle Spielrein, il propose la parole, le scénario. Les mots viennent vite agiter le corps, chatouiller les pulsions, mais en émerge quelque chose comme un film, entre le langage et l’image. Si Cronenberg s’est toujours penché sur les pulsions et phantasmes, c’est qu’il a vu en eux la source même du principe de mise en scène : les accidents érotisés de Crash, le monde halluciné d’Existenz, l’instinct animal de The Fly.

Jung, bourgeois aryen, marié à un ange conjugal, veut expérimenter les théories du Dr Freud, faire advenir la parole pour défricher cet inconscient que le Viennois dit avoir découvert tel un Christophe Colomb de la psyché. A partir de là, Cronenberg fait œuvre d’archéologie du savoir médical : plutôt qu’une défense et illustration de la psychanalyse, A Dangerous Method cherche les modalités d’émergence d’un mode du discours – montré s’articulant encore au monde hospitalier du XIXe, avec ses cures à l’eau froide et ses relents de spiritisme, dont il finira par s’arracher – et les conflits qui le traversent. Le cas Spielrein sera le moyen d’un rapprochement avec le maître. Viggo Mortensen campe Freud en Père Fouettard, déjà assis sur son trône, pacifiant son royaume mais renonçant à d’autres conquêtes, et pressé de se trouver un héritier, un fils symbolique qui soit son duplicata. Mais les meilleurs fils sont ceux qui tuent le père, disent la psychanalyse et le film à sa suite, et le drame de A Dangerous Method sera ce divorce progressif d’avec le père fondateur. Coup de génie que de ne pas s’intéresser au différend initial entre Breuer et Freud sur l’existence d’une zone tapie dans l’ombre de la conscience, mais aux premières controverses sur la nature et le fonctionnement de cet inconscient. Freud voit des pénis s’agiter partout, Jung refuse ce diktat sexuel. Le premier n’a guère de foi dans les espoirs de guérison, le second veut sortir les corps de leur torpeur. L’un est scientiste, l’autre frise le mysticisme archaïsant. Et il s’agit d’un juif et d’un aryen : le film ne cesse de revenir sur cet écart qui, pauvre en implications épistémiques, renvoie aux positions stratégiques des discours, aux guerres qu’ils se mènent les uns aux autres dans un champ socialisé.

A Dangerous Method se focalise sur les embardées théoriques s’écartant du dogme freudien. Il rend ainsi justice à Otto Gröss, figure occultée de la psychanalyse, précurseur de la révolution sexuelle de Reich, un temps pressenti comme héritier du patriarche viennois puis excommunié pour son sensualisme libertaire. Gröss, incarné par un charismatique Vincent Cassel qui joue beaucoup de ses yeux bleus ballotés entre désir et mélancolie (à propos de psychologie... on se demande pourquoi il fallait nécessairement un Français pour jouer le rôle du premier psychanalyste libertin), est accueilli par Jung qu’il subjugue par ses discours sur la liberté d’Eros. Jung finit donc par relâcher la pression de son Surmoi, par convertir sa libido sciendi en libido sentiendi pour s’engouffrer dans une relation sado-masochiste avec Spielrein, qui lui fera contempler un temps, avant un retour à sa sexualité bourgeoise, la nuit du désir et les affres de la chair. Les quelques scènes de rapports sont dignes des orgasmes routiers de Crash, filmées sans insistance ni retenue, troubles par leur clarté même, soumises qu’elles sont à l’œil clinique qui couvre tout le film de son regard glacial. Mettant Jung face à la peur du Père et l’angoisse du désir furibond, le film esquisse une psychanalyse du docteur lui-même ; mais il ne s’agit pas de retourner l’arme contre son détenteur, de renvoyer un discours à sa propre gangue sentimentale : plutôt d’en vérifier l’efficace par un dispositif expérimental. Hollywood, s’étant emparée très tôt de la psychanalyse, en a fait une vulgate passe-partout. Ici, la psychanalyse naissante n’est pas prise comme clé, mais comme problème, savoir incertain des incertitudes, avançant à l’aveugle comme ces personnages qui formulent dans un même geste leurs désirs et leurs théories, leurs désir de discours et le discours de leurs désirs. La « vie » et la science ne sont pas dressées l’une contre l’autre, mais indissolublement mêlées, faisant cause commune dans leurs ébranlements. En témoigne l’insistance sur la trajectoire de Spielrein, à qui Jung rappelle que seul un médecin lui-même blessé peut guérir les autres, et qui, de patiente, finira médecin, celle-là même qui est à l’origine de la notion de pulsion de mort que Freud reprendra en la détournant, parce que les discours ont, eux aussi, une vie faite de métamorphoses.

Cronenberg semble avoir voulu livrer, non le secret de son monde cinématographique, mais le sol sur lequel il s’élève ; sol qui, lui-même pris dans un agôn, ne peut délivrer aucune clé. Son cinéma, pris dans la dialectique d’une esthétique gelée, toute en distance froide, en cadres impassibles, et un monde psychique nourri de troubles, de passions léthales et de violences sublimées, trouve son origine en ce lieu, au moment où la médecine à inventé un nouveau regard sur la maladie, cherchant moins les signes patents d’un mal que les traces élusives d’une gangrène psychologique. Cronenberg rappelle ainsi qu’il est le plus grand cinéaste médical, celui qui a élevé la clinique au rang d’esthétique.

par Gabriel Bortzmeyer
dimanche 1er janvier 2012

Titre : A Dangerous Method
Auteur : David Cronenberg
Nation : Allemagne - Canada - Royaume-Uni - Suisse
Annee : 2011

Avec :Keira Knightley (Sabrina Spielrein), Michael Fassbender (Carl Jung), Viggo Mortensen (Sigmund Freud), Vincent Cassel (Otto Gross), Sarah Gadon (Emma Jung) Wladimir Matuchin (Nicolai Spielrein).

Durée : 1h39.

Sortie : : 21 décembre 2011.

Accueil > actualités > critique > Naissance de la clinique