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Cannes 2013

Over the Moon

Contre toute attente, la virtuosité par à-coups et les exercices de Steven Soderbergh connaissent avec Behind The Candelabra (en véeffe : Ma vie avec Liberace) un répit, et peut-être un dénouement spectaculaire. Pas d’artifices sinon l’or clinquant de son strass ; c’est le plus centrifuge des derniers films de Soderbergh.

8.5

Matt Damon est Scott Thorson, jeune et timide Adonis qui rencontre Liberace, et devient rapidement le faire-valoir de la figure légendaire du music hall nord-américain, interprétée par Michael Douglas. Scott passe tour à tour d’amant à frère, puis secrétaire, puis fils adoptif du fantasque pianiste. La météo de leur relation est aussi éphémère et incertaine que les changements d’humeur de Liberace. Scott se conforme à l’image que lui renvoie la star, se met en quête de perfection physique à l’aide de régimes successifs, devient accro aux drogues. Un parcours où se raconte moins une trajectoire, selon laquelle la descente suit forcement l’ascension, qu’un épuisement à l’intérieur d’un tourbillon, toxique, de luxe et de spectacle permanent. Scott emboite là les pas à Soderbergh lui-même, dont la carrière dessine un parcours courbe voire baroque : d’emblée au sommet, palmé d’or à 26 ans avec Sexe mensonges et vidéos, il enchaine depuis les titres entre anonymat et coups d’éclat commerciaux et artistiques, témoignant d’une sorte de dépendance aux tournages qui va de pair avec la résolution, de nombreuses fois annoncée, d’arrêter définitivement le cinéma.

La performance de Matt Damon en Scott est moins spectaculaire que le cabotinage maquillé et outré de Michael Douglas. Leur visages et leurs peaux changent au cours du film, et la conformisation de ces figures au cadre ne sont pas sans rappeler que Soderbergh s’est longtemps paré de postiches, que ce soit dans la fabrication des films, où il n’a pas hésité à se cacher derrière de faux titres de chef opérateur ou de chef monteuse, que dans la matière même de son oeuvre, toute en faux-semblants et exercices de virtuosité, à tel point que ce style peu identifiable, relâché et changeant, froid et d’apparence facile, est devenue sa véritable marque de fabrique. De toute évidence dans Behind the Candelabra il y a en effet un Soderbergh qui s’amuse a à jouer avec sa propre image de génie précoce et d’imitateur aride. La question est alors moins de savoir ce qui se cache derrière le masque de Scott et de Liberace que d’observer en eux les deux faces d’un même visage.

Liberace suggère à son médecin (Rob Lowe, à l’expression botoxée et immobile) de faire une chirurgie à Scott, pour qu’il puisse lui ressembler. Le visage de Matt Damon est celui du parfait monsieur tout-le-monde qu’on aurait immédiatement envie de déguiser pour en dissimuler la fadeur, et la forme qu’affectione Soderbergh celle qui se moule dans le système le plus machinal. La saturation mobilière de Behind The Candelabra est proportionnellement inverse à la pureté de la mise en scène de Soderbergh, qui s’efface au profit du jeu de surface des acteurs, traversant un spectre d’émotions et d’humeurs variant en permanence de manière microscopique – le film suit les phases du couple, de la reconnaissance mutuelle de l’amour à la trahison et au rejet. Mais il procède d’une manière tellement convenue et mécanique qu’elle permet paradoxalement de fixer l’attention sur chaque geste, chaque élément de leur relation avec une précision extraordinaire.

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Cette fluidité et ce calme déjouent les attentes quant à la performance des comédiens. Rarement Matt Damon aura été acteur aussi adéquat à un réalisateur aussi manipulateur. Jamais, depuis L’Idéaliste (1997) de Francis Coppola, ses muscles n’avaient été si doux à modeler. Le vieillissement de Michael Douglas libère les tics de l’acteur, transformant tour à tour la statue de cire en chauve bedonnant en peignoir – mal réveillé, je mets quelques minutes à reconnaître les traits de la star, près d’1h de plus à repérer Dan Akroyd ou Scott Bakula, le héros de la merveilleuse série Code Quantum, autre grand exercice de transformisme des années 1990. Les acteurs aux figures inamovibles des anciens Soderbergh ont laissé place à ce jeu de dupes ; le détournement des figures de la star dans sa pure surface permet une construction sur une longue période allant de 1977, celle où les droits homosexuels commencent à agiter la société, à 1987, à la mort de Liberace, période des ravages du Sida. Une mise à l’épreuve du temps avec laquelle Soderbergh a lutté en multipliant les sorties, déguisant en permanence sa vision d’artiste avec le genre de Haywire et Contagion, le divertissement neutre et efficace de Ocean’s Eleven ou Solaris, les tics de Full Frontal...

La sortie de scène de Liberace imaginée par Scott, s’envolant dans un ciel étoilé sur une lune de carton pâte sur l’air chantonné de La Quête de Brel – To reach the unreachable star, this is my quest – est au moins aussi forte pour ce qu’elle est (la mort de Liberace appartenant à la biographie et à l’histoire) que pour les possibilités de lecture qu’elle engendre. Soderbergh avait dit cet été dans un entretien la nécessité de réinventer le langage du cinéma. Cette séquence pied de nez n’est pourtant pas le manifeste d’un nouveau cinéma, plutôt un testament dont Soderbergh serait à la fois le mandataire et le béneficiaire, énième fuite en avant de quelqu’un qui n’a jamais cessé d’échapper à son propre cinéma. Émouvants, les adieux sont moins le retrait peut-être définitif du cinéaste que l’aveu affiché de modestie de ce désarmant Behind The Candelabra, croyance d’un homme au spectacle et à ses coulisses, au voile dont sont faits les rêves comme à ses fards les plus lourds pour dissimuler les peines, à ses amours hollywoodiens éphémères comme à ses promesses d’art les plus folles. Et Liberace, comme le Andy Kaufman joué par Jim Carrey dans le film de Milos Forman (Man On The Moon, 1999), comme le Brian Slade de Velvet Goldmine (Todd Haynes, 1999), met en scène sa disparition pour continuer de tirer les ficelles du spectacle vivant.

par Thomas Fioretti
mercredi 22 mai 2013